Une micro-filière « truite nourrie à l’insecte » existe dans la région Hauts-de-France. Innovafeed, qui élève les larves de mouches soldat noires, fait régulièrement la une des journaux télévisés. En aval, des pisciculteurs, Truite Service et Auchan se sont investis dans le projet, et ce jusqu’à l’étal.
Nesle. Au milieu des champs de pommes de terre de la Somme, une immense usine crève l’horizon plat : Innovafeed. Si les abords du bâtiment bruissent des sons de la fin de chantier de la tranche Nesle 3, le premier bâtiment est quasi silencieux. Pourtant, nous sommes bien sur un site d’élevage. Mais pas d’espèces auxquelles on pense naturellement : ici règne en maîtresse la mouche soldat noire, Hermetia illucens.
Tout a commencé en 2016. Les trois fondateurs, Aude Guo, Bastien Oggeri et Clément Ray, toujours aux commandes, créent Innovafeed. Leur ambition : tirer parti des promesses de la protéine d’insectes. Mais là où la mode poussait les jeunes ingénieurs agro à imaginer de nouveaux produits alimentaires pour les humains (qui nécessitent une évolution des mentalités des consommateurs que l’on sait lente), eux misent d’emblée sur la nutrition animale et visent l’aquaculture en raison de son développement galopant et de sa dépendance à une ressource sauvage fluctuante. Ils jettent leur dévolu sur la mouche soldat noire, Hermetia illucens, qui n’a pas seulement une haute teneur en protéines mais également… un cycle de vie très court de 45 jours. L’espèce a un autre avantage : elle n’est pas invasive sous nos latitudes. Elle vit à une température de 30 °C et affectionne un taux d’humidité de 70 %. En cas d’échappée, elle n’a aucune chance de survie. Enfin, elle se nourrit de coproduits agricoles (drêches, son de blé, déchets à forte teneur en amidon, etc.).
À l’époque, l’idée est révolutionnaire. Ils s’installent au Génopole d’Evry pour valider le cycle d’élevage. En octobre 2017, la jeune start-up prend ses quartiers dans la Somme en raison de la proximité avec des zones de production agricoles pertinentes. « C’est à ce moment-là que nous avons entendu parler de cette start-up. Avec plusieurs pisciculteurs de la région, nous nous sommes dit qu’il fallait y aller. Dans la nature, une truite se nourrit d’insectes. Nous étions voisins. Cela avait du sens », raconte Alexis Cleret, président du Syndicat des pisciculteurs des Hauts-de-France. De leur côté, Innovafeed et Auchan contactent Laurent Terninck, qui dirige Truite Service, l’atelier de transformation mutualisé dont huit pisciculteurs sont actionnaires, pour créer une filière insectes. Louis-André Rohart, qui a repris la pisciculture familiale à Anzin-Saint-Aubin, près d’Arras, est candidat à l’essai : « Je voulais travailler sur un aliment vertueux qui ne fasse pas appel à la pêche minotière. »
Un fabricant d’alimentation aquacole, Skretting, rejoint depuis par Biomar, a accepté de travailler sur les formulations pour introduire de la farine d’insectes. Et en décembre 2018, la première truite au monde officiellement élevée à l’insecte – 50 % des protéines de poisson sont substitués – et labellisée Mr.Goodfish est commercialisée.
Les truites élevées à la farine d’insectes ne présentent pas de différences organoleptiques notables avec les « conventionnelles ». Il a bien fallu lever quelques barrières (réglementaires pour l’élevage d’insectes et interprofessionnelles pour le cahier des charges Aquaculture de nos régions qui ne permettait initialement pas l’usage d’insectes dans l’alimentation aquacole) mais le projet a vu le jour… et cette micro-filière vit encore sept ans après.
Il reste toutefois quelques freins notables à cette substitution. Tout d’abord, les poissons ont besoin de leur part d’omégas-3, ce que ne permettent pas les aliments à base d’insectes. Pour cette phase de l’élevage, d’autres pistes alternatives se développent comme les huiles de microalgues fabriquées par Veramaris.
Par ailleurs, les truites « à l’insecte » sont élevées dans des bassins séparés des productions conventionnelles pour respecter les cahiers des charges, ce qui les rend gourmandes en espace (bassins, zones de stockage de l’aliment, bassin de tri, etc.)
« Si je pouvais, je passerais toute ma production à l’insecte. C’est le sens de la nature… et de l’histoire. Mais les volumes n’y sont pas encore », confie Louis-André Rohart.
Enfin, dernier frein et non des moindres : le coût de production des protéines d’insectes. Les pisciculteurs qui utilisent ces aliments les paient un peu plus cher et les truites « insectes » elles-mêmes sont également achetées un peu plus cher à Truite Service. Mais pour l’instant, même avec des fluctuations, les aliments à base de farines de poissons issues de la pêche minotière ou de coproduits de la transformation de poisson – autre ressource durable – restent financièrement plus compétitifs.
Les pisciculteurs des Hauts-de-France, parmi les premiers à y croire, ont été rejoints par des géants de l’alimentation animale. Cargill a ainsi investi dans la société de production d’insectes. Innovafeed a construit un centre d’innovation aux États-Unis, avec l’aide d’ADM, et le site de production de Nesle, qui compte désormais trois entités (dont la dernière inaugurée en décembre 2024), est devenu la plus grande usine d’élevage d’insectes au monde.
Le défi de l’entreprise désormais : faire la démonstration de son concept industriel et réduire les coûts de production. La R&D concerne tout autant les utilisations des protéines d’insectes que l’ultra-automatisation des process afin de massifier la production. Car c’est en ouvrant de nouveaux marchés – Innovafeed est par exemple impliqué dans le projet Millennial Salmon mené par le centre de recherche norvégien Nofima pour élaborer le saumon du futur – et surtout en produisant de gros volumes que la substitution des protéines de poissons par des protéines d’insectes pourra s’inscrire définitivement dans la durée et constituer une voie d’avenir pour le développement de l’aquaculture. À noter qu’une autre pisciculture des Hauts-de-France, à Airaines, élève des truites à l’insecte.
Marielle MARIE