TROIS AXES DE TRAVAIL POUR LEVER LES FREINS :
• Proposer aux consommateurs des recettes traditionnelles revisitées
• Favoriser l'accès à une matière première tracée pour les IAA
• Créer un Plu de la mer
Propos recueillis par Céline ASTRUC
Photos de Thierry Nectoux
NOS INVITÉS
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Régine Quéva, |
Marc Danjon, Directeur du Ceva |
Josick Thaéron, |
Charlotte Kraaijeveld, Responsable commerciale et logistique d'Algolesko |
Chantal Deschamps, Directrice du cluster Produits de la mer - nutrition santé |
PdM : Régine Quéva, faire découvrir les algues et leur cuisine est votre métier. Qui sont les curieux et quelles peuvent être les réticences des consommateurs ?
Régine Quéva : Deux choses. À titre bénévole, je préside la consœurie des Croqueuses d’algues, créée voilà 18 mois pour fédérer les passionnés de cuisine aux algues et valoriser les algues bretonnes comme aliment. Au sein de l’association, nous avons envie de dire que les algues sont bonnes au goût comme pour la santé. En 18 mois, nos opérations nous ont permis de toucher 1 200 personnes. Les communautés de communes, les marchés locaux, les associations de plaisanciers nous demandent d’organiser des dégustations. En parallèle, mon métier est d’écrire des livres sur les algues, avec des recettes… Et j’emmène des gens, souvent des locaux et non des touristes, sur l’estran, pour découvrir les algues, apprendre à les cueillir de façon raisonnée.
Josick Thaëron : Cet enseignement est important. Un banc sauvage ne se régénère pas si les coupes ne sont pas bien faites.
Régine Quéva : Nous ne sommes pas des voleuses d’algues. Nous allons sur l’estran avec des ciseaux avant d’apprendre aux gens à cuisiner leur cueillette. 1 000 personnes par an participent aux ateliers. Ce travail participe au développement de la consommation et de la vente d’algues. Sur dix personnes formées, une seule cueillera elle-même ses algues par la suite, les neuf autres en achèteront.
Marc Danjon : Qu’est ce qui conduit les gens à venir ?
Régine Quéva : Le profil type des personnes inscrites est le même que celui des consommateurs d’algues : il s’agit de femmes de 55 à 60 ans qui prennent soin d’elles et habitent en Bretagne. Elles ont toujours su que les algues étaient bonnes pour la santé, mais personne ne leur en a jamais expliqué les bénéfices nutritionnels, ne leur a appris à les cuisiner, etc.
Charlotte Kraaijeveld : Après, elles cuisinent pour toute leur famille ?
Régine Quéva : Oui ! Mais elles ne le disent qu’une fois que le plat a été apprécié. La consommation des algues, jusqu’alors marginale, est portée par les femmes. Aujourd’hui, notre ambition est de développer la cuisine des algues en nous appuyant, entre autres, sur les chefs.
Marc Danjon : Il est vrai que la gastronomie des algues n’existe pas.
PdM : Chez les hommes, quelles sont les réticences vis-à-vis des algues ?
Régine Quéva : Le premier frein reste la méconnaissance. L’aspect gluant des algues en est un autre. Néanmoins, pour déclencher la curiosité, rien de tel qu’un tartare d’algues. Le nom inspire les hommes, les incite à tenter l’expérience, souvent concluante. Lorsque l’on parle de tartare, on fait du marketing. Il faudrait essayer l’entrecôte bretonne !
Marc Danjon : (sourire) C’est vrai ! Il faut des références culinaires, surtout pour des hommes plus sensibles au goût qu’à l’aspect santé. Au sein du programme Breizh’alg, il est apparu comme évident que le mot algues ne faisait pas partie de nos référents alimentaires. Nous avons donc décidé de jouer sur la sémantique, en les rebaptisant légumes de la mer, sachant que les deux aliments bretons dotés de la plus belle image sont les légumes et les produits de la mer. L’appellation agréée par le plan national alimentation (PNA) lève de nombreux freins. Les consommateurs comprennent mieux ce qu’ils vont déguster.
Les expériences menées pour valider notre théorie ont aussi révélé que l’on peut facilement faire accepter les algues dans des recettes traditionnelles dans lesquelles on substitue un ingrédient. J’ai en tête un exemple avec la macédoine. Une recette très normée, puisqu’il faut 20 % de haricots verts pour revendiquer ce nom. Nous avons remplacé ces haricots verts par des haricots de mer. Sur 60 consommateurs, 60 % n’ont pas fait de différence, 40 % ont trouvé que cela ajoutait un petit goût « agréable ».
Josick Thaëron : Ça interpelle !
Marc Danjon : Innover par substitution est un axe à suivre, d’autant que l’équilibre nutritionnel est souvent en faveur des produits à base d’algues. Économiquement, cela peut aussi être avantageux pour les industriels de l’agroalimentaire, non pas par rapport à des légumes appertisés mais par rapport à du frais.
Enfin, je crois que la France doit réaliser un énorme travail pour que, comme en Asie, l’algue soit travaillée comme n’importe quel légume. Il est en cours et bientôt les premiers produits finis vont apparaître.
Chantal Deschamps : C’est dans le cadre du cluster que les entreprises de la production primaire comme des produits finis codéveloppent des plats préparés dans lesquels les algues sont des composantes importantes du produit fini.
Charlotte Kraaijeveld : Et en font un ingrédient qui va au-delà de l’aromatique et des paillettes.
Chantal Deschamps : Oui. Pour développer la consommation d’algues il faut les intégrer à des recettes de consommation française et occidentale. L’ingrédient peut rendre des plats plus jolis, plus originaux et nutritionnellement meilleurs. Et comme le disait Marc, l’algue est un composant qui peut être avantageux pour les industriels. Selon les recettes, pour 100 g de produit on peut imaginer une réduction des coûts de 10 à 15 %.
Marc Danjon : Difficile aujourd’hui de donner un chiffre précis, mais au-delà du coût, il est intéressant pour un industriel d’utiliser un produit local, avec de nouvelles propriétés santé qui peut faire évoluer son image. Reste à en favoriser l’accès.
Aujourd’hui les circuits bio restent les seuls vrais distributeurs d’algues, souvent d’import. Or, au Ceva, nous sommes souvent contactés par les grandes surfaces et les industriels de l’agroalimentaire pour en trouver. Mais ils ont besoin d’une matière première adaptée et tracée pour entrer dans leurs chaînes de fabrication. L’intérêt pour les algues n’est pas nouveau. Nombre d’acteurs de l’agroalimentaire ont mis des recettes au point. Sauf que la matière première issue de la cueillette faisait défaut. Pour que le marché décolle, il faut voir émerger des vrais acteurs « maricoles ». Si la Bretagne exporte 600 000 tonnes de produits frais par an en France et en Europe, c’est bien qu’il existe des agriculteurs et des légumiers qui valorisent leur produit. À ce titre, Algolesko est un vrai précurseur. Le projet intègre une réflexion sur la chaîne de valeur avec l’agroalimentaire : sa dimension et son périmètre d’activité sont bien pensés et la façon de mettre à la disposition des formulateurs des algues surgelées est révolutionnaire par rapport à ce qui s’est toujours fait en Bretagne.
Josick Thaëron : Si l’on veut s’inscrire dans une démarche industrielle, il faut disposer d’une certaine volumétrie et donc accéder au territoire. Face aux peurs qui existent, cet accès est difficile. Il faut faire appel à des consultants, prouver que l’on peut développer l’activité en toute sécurité, notamment sur le plan environnemental. Dans le cadre des enquêtes publiques, il faut affronter les opposants. Beaucoup ne sont pas contre les cultures d’algues en soi, mais ne souhaitent pas les voir se développer près de chez eux.
Ensuite, même la question de l’accès au territoire résolue, il faut trouver le meilleur moyen de présenter les volumes au marché. Les algues fraîches se conservent mal et se récoltent sur un temps court. Au sein d’Algolesko, nous avions pensé les sécher pour les stocker mais progressivement le surgelé s’est imposé. C’est innovant dans le secteur et permet aux acteurs de l’agroalimentaire de travailler le produit comme du frais. Enfin, en surgelé, il devient possible de mutualiser la logistique et de remplir les camions frigorifiques de partenaires. N’oublions pas qu’un produit breton doit pédaler pour arriver sur les sites de commercialisation ! Mais pour l’heure, nous ne sommes qu’aux balbutiements du projet, à la constitution des stocks comme va nous en parler Charlotte.
Charlotte Kraaijeveld : Avec 350 hectares de concessions pour cultiver les algues, Algolesko est une des plus grosses structures de l’algoculture en Europe. Nous devons récolter et traiter des volumes industriels d’algues, 200 tonnes environ cette année, dans un temps très court. Nous n’avons qu’une récolte par an. Elle a débuté en avril pour le wakamé chez Jakès Prat, cofondateur d'Algolesko et se poursuit en mai avec le kombu royal sur nos concessions. Nous commercialisons aussi de faibles volumes de dulse et laitue de mer, deux espèces très demandées. Une partie de la production part sur le marché du frais saumuré, une autre pour le déshydraté, mais l’essentiel va désormais au surgelé. Une option que nous prenons pour conserver la bonne teneur nutritionnelle des algues. La déshydratation à base température ne nous le permettait pas.
Pour la surgélation, nous travaillons avec Dujardin Bretagne, spécialiste de la surgélation de légumes et d’herbes aromatiques. À peine récoltées, les algues sont amenées sur son site. Elles sont lavées, blanchies ou non, puis coupées en lanières, en julienne, en copeaux avant d’être surgelées en IQF. Nous les commercialisons en cartons de 10 kg. Elles sont prêtes à l’emploi.
Régine Quéva : Peut-on trouver le produit dans les supermarchés ? J’en rêve.
Charlotte Kraaijeveld : Non, nous ne sommes pas prêts pour les GMS. Les industriels de l’agroalimentaire sont notre cible. Nous les avons échantillonnés. Nous sommes en phase de R & D, cela reste donc confidentiel mais a priori, les consommateurs devraient bientôt découvrir les algues dans leurs plats cuisinés ou en sachets portionnables en complément de gamme des légumes ou poissons surgelés. Les idées fusent. Nous allons présenter nos produits au Seafood, puis au Japon où les algues de Bretagne, région connue pour la qualité de ses eaux, intéressent, surtout surgelées. Finis les problèmes de dessalage ou de réhydratation ! En surgelé, l’algue devient un produit familier, identique à ce que l’on peut trouver dans l’univers des légumes. Chacun prend la quantité dont il a besoin pour réaliser paella, lasagne, guacamole… C’est facile.
Régine Quéva : À condition d’initier les consommateurs en leur apportant des livres de recettes. Il faut donner des idées. Personne ne se lève le matin en se disant qu’il va cuisiner des algues.
Chantal Deschamps : La question a été travaillée dans le cadre du projet Sens’alg. Ce dernier, d’un montant de 300 000 € et porté par Valorial, réunit 20 à 25 entreprises de l’agroalimentaire et cinq centres techniques : le Ceva, mais aussi Vegenov, le Centre culinaire contemporain, IDMer et l’Adria. Son objet ? Identifier et transférer les données et les savoirs autour des algues depuis leur sortie de l’eau jusqu’à l’assiette. Les membres du projet peuvent mettre à disposition des industriels, des restaurateurs ou des consommateurs des informations sur les qualités nutritionnelles, sensorielles, bactériologiques des algues, qu’elles soient crues, cuites etc. Des données presque scientifiques côtoient des informations sur la gastronomie des algues etc. On peut espérer que, dans 10 ans, des consommateurs se lèvent en se disant qu’ils vont se préparer une omelette au wakamé.
Ce que réalise Algolesko avec Dujardin, nous l’avions imaginé dans le cadre du programme Breizh’alg. Pour développer la consommation des légumes de la mer, nous savions qu’il fallait des volumes et accéder à des espaces. Pour y parvenir il a fallu faire évoluer la réglementation et favoriser la vulgarisation des techniques de cultures.
Ensuite, nous avons rapidement identifié l’importance de tracer et de donner une identité claire à la matière première, tant sur le plan nutritionnel et organoleptique que sur l’origine Bretagne, région qui jouit d’une belle image et dont la qualité des eaux est reconnue à l’international.
Enfin, pour amener la potentielle production d’algues jusqu’aux consommateurs, nos travaux soulignaient l’importance de s’appuyer sur le réseau agroalimentaire de Bretagne, transformateurs et logisticiens… Bravo à Algolesko de rendre concret une théorie. Derrière se cache une vraie dynamisation du territoire.
Marc Danjon : La stratégie du projet est celle de la diversification et d’une mise en réseau systématique. Il était impossible de tout créer ex nihilo. Il fallait, et il faut toujours, s’appuyer sur des compétences existantes. Celles des conchyliculteurs désireux de se diversifier, celles des industriels en quête de matière pour rentabiliser des équipements, pour mutualiser des camions… Réutiliser les actifs existants d’un territoire fait la force du système. Il faut que tous les maillons de la filière grandissent en même temps.
PdM : Tout a l’air idyllique. Cependant, les algues présentes en Bretagne depuis toujours n’ont jamais réussi à se développer dans l’alimentaire. L’accès au littoral est extrêmement difficile. Pourquoi tout pourrait basculer aujourd’hui ?
Josick Thaëron : Pour que tout démarre, il faut un exemple. Défricher un territoire inconnu fait peur. Lorsque Algolesko aura pris son envol, d’autres collègues conchyliculteurs y viendront, j’en suis sûr. Et des bons. Il faut aussi rendre plus aisé l’installation des jeunes. Je vais me battre auprès des aires marines protégées pour que les études sur la qualité des eaux dépendent de leurs services. Impossible pour des jeunes de financer toutes les études exigées au moment de leur installation. Après tout, personne n’exige des plaisanciers une étude d’impact de la mise à l’eau de leurs bateaux. Or nous, qui créons de l’emploi, devons le faire à notre charge. Ce n’est pas durable.
Régine Quéva : La vraie question est quelle Bretagne veut-on ? Celle du tourisme ou celle d’une économie locale, de qualité et respectueuse de l’environnement ? Beaucoup de gens se demandent pourquoi un projet comme Algolesko n’est pas né plus tôt.
Marc Danjon : Les conflits d’usage ne sont pas nouveaux. Dès que l’on quitte la plage pour aller en mer, on perd la raison. Si l’on compare à l’agriculture, il est impensable de se dire qu’un cultivateur va choisir son champ et défendre son projet seul contre tous. Des lois et surtout des Plu (Plans locaux d’urbanismes) existent et affectent des zones aux diverses activités : industrie, commerce, agriculture, habitations… Depuis des années, l’Europe appelle à ce que ses États membres fassent la même chose en mer. On y viendra. Il est impensable qu’il n’y ait pas eu de nouvelles concessions de pisciculture marine depuis 1996. Le secteur est en croissance de 7 à 8 % par an. Nous sommes fous si nous ne faisons rien !
Josick Thaëron : Aujourd’hui, et heureusement, les filières vues comme prioritaires dans les commissions marines sont celles des algues et des énergies renouvelables. Et les deux sont conciliables.
L’idée d’un Plu de la mer est intéressante. Mais, techniquement, est-il possible de cultiver les algues assez loin des côtes ?
Josick Thaëron : Tant que l’on reste dans la sonde des 30 mètres, je pense que c’est possible avec les technologies d’aujourd’hui. Mais demain, il y aura du nouveau. Il y en a toujours !
Marc Danjon : On ne peut imaginer l’avenir de l’aquaculture que sous deux formes. Une proche du littoral, avec des conflits d’usages forts, qui ne permettront l’émergence que de petites exploitations travaillant des produits très qualitatifs pour survivre. Et une seconde, en offshore, plus industrielle. Et qu’est ce qui empêche d’imaginer des systèmes de production multitrophiques, associant algues, poissons et mollusques près des parcs éoliens ? Coupler l’ensemble réduit l’impact environnemental. C’est l’avenir.
Josick Thaëron : La crise économique peut jouer un rôle positif au développement de la filière. Les politiques demandent des projets pour dynamiser leurs territoires. Ils sont en première ligne pour les défendre. Des emplois sont en jeux. Chez Algolesko, nous avions estimé que nous pourrions créer un emploi tous les 10 hectares. Cela se confirme.
Chantal Deschamps : Le modèle de développement proposé par la filière algues tient compte des contraintes environnementales et sociales qui deviennent des priorités nationales. C’est une chance.
Marc Danjon : Soulignons d’ailleurs qu’Algolesko a été au-delà des exigences réglementaires en proposant un dossier RSE où sont pris en compte plus de 80 critères liés à la responsabilité sociale et environnementale de l’entreprise qui, en moins deux ans, a obtenu une certification bio. Ce n’est pas rien.
Josick Thaëron : Il faut que nous réussissions ce pari ! D’abord pour assurer la pérennité de l’entreprise, qui a toujours joué la carte de la diversification, et ensuite pour donner envie aux autres.
Chantal Deschamps : Aujourd’hui les savoir-faire existent pour atteindre les ambitions du programme.
Josick Thaëron : Algolesko espère à terme produire 5 000 t sur 350 hectares.
Marc Danjon : Le projet Breizh’alg tablait sur 1 000 hectares cultivés sur 5 ans et 25 000 t d’algues fraîches. 1 000 hectares, c’est 3,3 km sur 3,3 km, une tête d’épingle dans l’océan. Mais le potentiel de la Bretagne est bien plus vaste en termes de production. Atteindre l’équivalent de la production bretonne de coquillages est plausible.