Comment les décisions de l’aval bousculent l’amont ?

Le 04/10/2016 à 11:25 par La Rédaction

Sous la pression des ONG, distributeurs et transformateurs s’engagent, toujours plus nombreux,
à modifier leurs pratiques de sourcing. Ils se lancent dans des démarches dites RSE ou responsabilité sociétale des entreprises, avec des objectifs chiffrés. Des décisions qui, parfois plus sûrement qu’une loi, transforment les pratiques de l’amont, tant d’un point de vue environnemental que social et éthique.

 

Sommaire :

1- Vos groupes ont engagé des démarches RSE, pourquoi ?

2- J’entends l’importance de préserver les ressources dans vos démarches RSE. Mais quid des sujets éthiques et sociaux ?

3- Peut-on mesurer un engagement RSE ?

4- Toutes ces démarches ont un coût. Peut-il être répercuté sur le prix des produits, au risque d’en faire des produits de luxe ?

5- Avez-vous le sentiment que les démarches RSE se multiplient dans la filière, en France ou ailleurs ?

6- Les attaques de Greenpeace n’ébranlent-elles pas la confiance ?

 

 

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Bertrand Swiderski
Directeur RSE de Carrefour

Entré directeur du développement durable
du groupe Carrefour en 2012,
il a désormais pour mission
de construire les programmes
RSE du groupe, notamment
celle lancée il y a 3 ans baptisée
« Bien faire notre
métier ».

Vos groupes ont engagé des démarches RSE, pourquoi ?

Bertrand Swiderski : Pour répondre demain aux besoins de nos clients, nous devons préserver les ressources. Bien faire notre métier de distributeur exige donc que nous soyons partie prenante dans la lutte contre le gaspillage, la protection de la biodiversité, etc. C’est une conviction forte et nos engagements ne cessent de se renforcer depuis 1998, date de notre combat contre les OGM.

Amaury Dutreil : L’activité de Petit Navire est fondée sur l’exploitation d’une ressource naturelle. Nous nous devons de la préserver. C’est une obligation morale vis-à-vis des consommateurs, de plus en plus sensibles à ces questions. Mais c’est aussi une obligation économique. Sans ressource demain, nous n’aurons plus d’activité. Nul hasard si, lors des recrutements, les candidats nous interrogent sur notre approche de la durabilité. Pour structurer nos démarches, Thai Union a créé un poste de directeur RSE depuis deux ans et demi.

J’entends l’importance de préserver les ressources dans vos démarches RSE. Mais quid des sujets éthiques et sociaux ?

B. S. : En tant que distributeur, nous sommes particulièrement sensibilisés aux questions du respect des droits de l’homme dans notre chaîne d’approvisionnement. Chaque année, en sus de nos contrôles internes, nous réalisons plus de 1 600 audits chez nos fournisseurs. Nous avons toutefois conscience des limites d’un audit. Pour aller plus loin, nous avons noué des partenariats avec des ONG, comme WWF et FIDH, la Fédération internationale des droits de l’homme, qui nous alertent sur certains sujets.

Dans le secteur de la pêche, face aux problèmes d’esclavagisme en Thaïlande, nous avons suspendu nos relations commerciales pour enquêter. Ce n’est pas rien. Un groupe de travail constitué de nos fournisseurs et des ONG locales a été mis en place pour trouver des solutions. Nous leur demandons des rapports mensuels sur la situation et attendons leur feu vert pour rouvrir les négociations commerciales. Ce fut le cas dans la filière forestière. Pour l’heure, nous n’avons pas de signes positifs sur la Thaïlande.

A. D. : Dans une industrie aussi globalisée que la pêche thonière, la RSE ne saurait se cloisonner à la question de la préservation des ressources marines. Aujourd’hui, la société ne vous pardonnera pas un problème, même s’il vient d’un fournisseur de fournisseur. Nous sommes tenus pour responsables. Mais, à l’origine, nos groupes n’ont pas été structurés pour suivre chacun des fournisseurs. Il faut s’organiser, inventer de nouveaux métiers pour analyser toute la chaîne de valeur. Pour le faire, WWF nous accompagne.

Petit Navire a la chance d’appartenir à un groupe thaïlandais, volontariste sur le sujet, dont l’ambition est aussi d’influer sur les règles sociales dans son pays. En Thaïlande, il a réduit le nombre de ses fournisseurs de 2 000 à 400, suite à des audits. Certains n’ont pas souhaité s’y soumettre, d’autres n’ont pas répondu comme nous l’aurions souhaité sur les questions sociales. En novembre dernier, Thai Union a pris la décision d’internaliser le décorticage des crevettes, recrutant de 1 500 à 2 000 personnes, pour ne plus dépendre de fournisseurs de fournisseurs hors de contrôle.

Peut-on mesurer un engagement RSE ?

B. S. : La norme ISO 26000, qui cadre la RSE, impose aux entreprises d’être évaluées sur leurs performances financières et extra-financières. Or, l’éthique dans la supply chain, les efforts pour protéger la biodiversité, etc. sont des sujets sur lesquels nous souhaitons être évalués par les marchés, les investisseurs, clients, fournisseurs. Les critères de mesure peuvent être internes ou externes.

En interne, nous suivons de près les achats des clients. Ils offrent une sanction immédiate. Lancer un thon pêché à la canne, c’est bien. Mais si personne ne l’achète, vous ne transformerez pas le marché. Nous poursuivons nos efforts sur le sans antibiotique parce que, rapidement, les ventes de poulets sans antibiotique sont passées de 5 000 à 17 000 par semaine.

Dans le cadre de notre démarche pêche durable, nous savons que 22 % de nos ventes sont issus d’une pêche responsable. En 2020, nous souhaitons que ce chiffre passe à 50 %. C’est un indicateur que nous allons suivre et que nous transmettons aux tierces parties, commissaires aux comptes compris. Nous suivons aussi les index des analystes extra-financiers, tels RobecoSAM, DJSI (Dow Jones Sustainability Index) ou le CDP (Carbon Disclosure Project), qui évaluent et communiquent aux marchés financiers leurs points de vue sur les progrès engagés pour le respect des droits de l’homme, la limitation des émissions carbone… Dans leurs rapports, la question de la pêche durable est un sujet montant.

A. D. : Thai Union est entré dans le Dow Jones Sustainability Index voilà trois ans. Cela nous pousse à chercher des leviers d’amélioration. En France, deux indicateurs nous obsèdent : le niveau de nos approvisionnements durables et celui qui concerne la sécurité et la santé au travail. Dans notre industrie, les risques sont nombreux, à terre comme en mer, notamment en haute mer.

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Amaury Dutreil,
Directeur général
de Petit Navire

En 2009, il prend la tête de Petit
Navire, filiale de Thai Union
depuis 2010. Leader du marché
de la boîte de thon, Petit Navire
subit une pression forte de la part
de Greenpeace, malgré
des démarches RSE conduites
depuis sept ans.

Toutes ces démarches ont un coût. Peut-il être répercuté sur le prix des produits, au risque d’en faire des produits de luxe ?

A. D. : La réponse n’est pas aisée. Tout dépendra du degré de sensibilisation des consommateurs au sujet sur lequel vous tentez d’agir. Aujourd’hui, une frange de la population est prête à faire un effort financier pour des produits à base de ressources durables, qui sont significativement plus coûteux. Près de 20 % pour de l’albacore certifié MSC ! Or, dans une boîte de thon au naturel, la matière première compte pour 80 % du coût de revient du produit. Ce n’est pas neutre sur la rentabilité de nos entreprises et de la filière. Il faut donc pouvoir discuter de la répercussion des coûts avec les distributeurs et les consommateurs, en expliquant le bien-fondé de nos actions, pour eux et les générations futures. C’est complexe.

B. S. : Positionner les produits issus de démarches RSE comme des produits premium me pose problème. Si Carrefour connaît une croissance de 20 % dans la distribution des produits bio, ce n’est pas en réalisant une marge supplémentaire sur les produits ! Le sens des démarches RSE est de transformer les marchés. Cela passe par la démocratisation des produits durables. Réussir exige, de la part des distributeurs comme des industriels, de prendre des risques, d’avoir la conviction que demain, seuls ces produits-là seront dans les rayons. C’est un investissement de long terme.

Mais personne ne peut élever les standards seul. Il faut agir ensemble, comme nous avons pu le faire en écrivant, avec les ONG et les conserveurs, à la Commission du thon de l’océan Indien en les incitant à prendre des mesures pour limiter les captures, le nombre de dispositifs de concentration du poisson autorisé, etc. Pour les pousser à aller plus loin, nous cherchons à proposer des alternatives, avec du thon pêché à la canne, ou certifié MSC.

A. D. : Mais renverser le marché prendra du temps. Les thons certifiés MSC ou pêchés à la canne, que nous avons ajoutés à la gamme, restent marginaux. Pour changer la donne, il faut travailler le cœur de marché. Pour le faire, Petit Navire s’est engagé à ne s’approvisionner, d’ici 2020, qu’en thon certifié MSC ou engagé dans un Fishery Improvement Project (FIP), c’est-à-dire un programme dans lequel les pêcheries travaillent à l’amélioration de leurs pratiques pour, à terme, obtenir la certification MSC.

Dans l’océan Indien, nous en avons ouvert un dans lequel les parties prenantes se sont engagées à réduire les captures d’albacore de 20 %. Mécaniquement, cela provoquera un surcoût de 5 à 10 % sur la matière première, contre 20 % pour le MSC, et de 5 à 10 centimes sur une boîte de thon au naturel. C’est peu et beaucoup à la fois. Si tous les produits de grande consommation augmentent de la même façon, cela ne fonctionnera pas. Mais, en soit, le surcoût peut devenir acceptable si ONG et distributeurs nous accompagnent pour communiquer auprès du grand public.

B. S. : Il est clair que ce n’est pas avec les petits volumes de nos boîtes de thon pêché à la canne ou certifié MSC que l’on va transformer le marché. Seul le leader peut le faire, et c’est Petit Navire. À nous de soutenir les engagements qu’il a pris vis-à-vis des ONG, comme Greenpeace ou WWF, et d’accompagner le mouvement, de faire en sorte que l’initiative fasse tache d’huile chez les autres.

A. D. : Nous sommes dans un domaine où il faut unir nos efforts. Dans l’océan Indien, l’empreinte de Petit Navire sur les prises, c’est 6 %. Réduire de 20 % ne changera pas grand-chose si nous travaillons seuls. Il faut réussir à mettre tout le monde autour de la table en France, en Italie, en Espagne, en Thailande, etc. Nous aurions besoin de l’appui des autorités : 50 % des captures y sont faites par l’Inde, l’Indonésie, l’Iran et le Sri-Lanka.

B. S. : D’une manière générale, les démarches RSE nous poussent à aller plus loin que les réglementations. Au niveau international, les règles sont rares. Sur les thons, espèces d’intérêt dans tous les pays du globe, comme les requins, il faut que les entreprises s’engagent. Cela peut remédier au manque de régulateur international.

A. D. : Cela ne suffira pas à lutter contre les 20 % de pêche illégale dans le monde. Supprimez ce phénomène et la ressource ira mieux, les conditions de travail de nombreuses personnes s’amélioreront. Le non-respect des droits de l’homme est courant dans la pêche illégale. Mais vous avez raison, les démarches RSE doivent être précurseurs des réglementations.

B. S. : Quitte à ce qu'elles soient rattrapées par la loi, comme c’est déjà le cas pour la lutte contre le gaspillage. Demain, nous pensons que les produits sans pesticide ou sans antibiotique deviendront la norme. L’usage des pesticides ou des antibiotiques à titre préventif dans l’élevage finira par être interdit. Cela voudra dire aussi que nous aurons gagné, que nous aurons fait progresser les normes.

Avez-vous le sentiment que les démarches RSE se multiplient dans la filière, en France ou ailleurs ?

A. D. : Dans la pêche, l’accélération est nette. La pression des ONG a créé un mouvement de fond. Ceux qui n’étaient pas moteurs le deviennent. C’est le sens de l’histoire et dans la filière thon, nous sommes favorisés. La plupart des groupes sont détenus par des familles, ce qui nous donne des perspectives de long terme. Notre patron, qui détient 51 % de Thai Union, ne peut pas imaginer ne pas transmettre son activité à son fils faute de ressources !

B. S. : Pour ce que j’ai pu en voir, dans les salons, la plupart des mareyeurs et des chefs de rayon marée ont conscience de l’importance de ces démarches. C’est parfois dans la transformation que les entreprises semblent le moins sensibilisées à la RSE. Du côté des pêcheurs, les choses bougent, parfois très rapidement, comme sur la pêche de grands fonds. C’est vrai dans les différents pays où nous sommes implantés, même si nous adaptons nos démarches pêche durable pays par pays. Dans chacun, nous réunissons un collège de cinq ONG bien implantées localement, dont souvent les antennes de WWF, Greenpeace et SeaWeb, qui nous aident à définir les objectifs.

Il est essentiel d’accompagner le changement, soit sous la forme  d’aides financières, comme nous l'avons fait pour la certification MSC de From Nord sur la sole, soit de conseil, de mise à disposition d’hommes ou en garantissant à nos fournisseurs des contrats de référencement sur trois ans.

De la même façon, nous faisons attention à ne pas prendre de décisions brutales et unilatérales. Nous avons hésité à annoncer l’arrêt de la commercialisation des espèces de grands fonds, face aux conséquences sur l’emploi qui nous étaient présentées. Mais nous avons laissé un an aux acteurs du secteur pour se retourner. C’est une façon de respecter les métiers qui ont besoin de se transformer et les hommes qui y travaillent.

A. D. : Et les ONG comprennent qu’il faut du temps. Changer est forcément une source d’inquiétude. Mais dans la mesure où les distributeurs ou les industriels s’engagent pour un sourcing durable, les armements opéreront la transformation.

B. S. : Si, avant d’être certifiés MSC ou ASC, les pêcheurs s’engagent dans des FIP ou des démarches de progrès reconnues par des tierces parties et validées comme responsables par notre panel d’ONG et d’experts du secteur, leurs produits entreront dans le cadre du projet « Pêche responsable » de Carrefour. Notre démarche est évolutive. Mais il est une chose sur laquelle nous serons intransigeants : c’est la traçabilité. Nous devons la transparence à nos clients.

A. D. : Mettre à disposition du consommateur des informations clés sur le jour et le lieu de pêche, sur le bateau qui a fourni le thon qui est mis dans la boîte qu’il a achetée le rassure, dans un contexte où les reportages sur l’agroalimentaire sont particulièrement anxiogènes. Les éléments de la traçabilité vont évoluer pour être plus parlants mais déjà, offrir ce service crée un climat de confiance. Même s’ils ne sont pas nombreux à en profiter, les consommateurs apprécient de savoir qu’ils peuvent y avoir accès.

Les attaques de Greenpeace n’ébranlent-elles pas la confiance ?

A. D. : Elles nous poussent à être deux fois plus transparents, à nous engager. Suite aux dernières actions, nous avons reçu 300 lettres personnalisées. Nous avons répondu à toutes. Le tiers des personnes nous a fait une seconde réponse, nous remerciant de leur avoir répondu et nous indiquant que nos arguments les avaient convaincus. C’est chronophage mais particulièrement enrichissant.

Propos recueillis par Céline ASTRUC
Photos : Lionel FLAGEUL

 

Sylvain Cuperlier

Directeur RSE Thai Union Europe

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« J’ai été recruté il y a deux ans et demi pour structurer l’approche RSE dans les différentes entreprises du groupe, dont les noms sont tous passés sous le chapeau Thai Union. Ces dernières années, le groupe a réalisé beaucoup d’acquisitions en Europe, le chiffre d’affaires y a été multiplié par deux en cinq ans. Il est essentiel pour nos dirigeants d’harmoniser les approches RSE et développement durable des marques pilotes, en Europe, mais plus globalement au niveau mondial. »

 

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