Comment parer aux variations des taux de change ?

Le 07/10/2015 à 11:00 par La Rédaction

 

L’an passé, la chute brutale de l’euro face au dollar a mis à mal les trésoreries des importateurs. Cet été, au gré des informations sur la crise grecque, l’économie chinoise…, les monnaies se sont mises à jouer au yo-yo. Pour garantir des marges, parer aux risques de change s’avère crucial, insistent Dominique Ceyrac, directeur général de Gelazur, et Toréa de Peslouan, fondateur de Clea-finance. Mais gare aux outils trop complexes.

Propos recueillis par Céline ASTRUC - Photos : Francine BAJANDE

 

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Dominique Ceyrac,
DG de Gelazur,

« L’importateur qui gagne
les marchés n’est plus celui
qui achète au meilleur prix kilo,
mais celui qui a le meilleur
cours dollars. »

Toréa de Peslouan,
fondateur de Clea-finance

« La volatilité des monnaies
s’est accrue avec la guerre
des devises que mènent
les pays pratiquant
des dévaluations compétitives. »

 

PdM : Au-delà de la faiblesse de l’euro sur le début de l’année, on voit aujourd’hui les grandes monnaies (dollar, livre sterling, etc.) jouer au yo-yo. Quels impacts ces variations de change ont-elles sur vos activités ?

Dominique Ceyrac : Nous importons et redistribuons sur le marché européen des produits aquatiques surgelés venus d’un peu partout dans le monde. 80 % de nos achats se font en devises étrangères, dollars en tête. Les variations des taux de change sont une vraie préoccupation pour l’entreprise qui évolue dans un secteur particulièrement concurrentiel où les marges sont faibles. Atteindre 10 % de marge sur une opération est une exception, la norme est entre 2 et 4 %. Un pourcentage à comparer avec la fluctuation du dollar cet été : sur le seul mois d’août le taux de change €/$ a oscillé entre 1,08 et 1,17, soit une variation de 9,5 % !

Aujourd’hui, l’importateur qui gagne les marchés n’est plus celui qui achète au meilleur prix kilo sa marchandise – à qualité égale, j’entends – mais celui qui a le meilleur cours dollars. Sur certaines opérations lourdes, qui se négocient sur une semaine, avec des allers-retours entre l’acheteur et les fournisseurs, nous allumons des cierges pour que le cours du dollar ne se retourne pas le lundi matin, si l’acheteur a confirmé son achat à 18 h 30 le vendredi, une fois les tables des changes fermées !

Toréa de Peslouan : L’activité de change est complexe à appréhender. Le marché des monnaies est l’un des plus volatile qui soit. Chaque jour, 5 300 milliards de devises changent de mains, dont énormément de dollars, la grande monnaie du commerce international. Cette volatilité des monnaies s’est accrue avec la guerre des devises que mènent les pays pratiquant des dévaluations compétitives. La Chine, avec trois dévaluations successives du yuan, illustre parfaitement la tendance. Or le yuan influence d’autres monnaies, comme c’est le cas pour le yen ou le dollar, qui impacte le dollar canadien, taïwanais, la roupie ou encore l’euro dont l’évolution est déterminante pour le franc suisse, la monnaie polonaise, les couronnes danoises et norvégiennes. Finalement, il n’y a que la livre sterling qui semble très autonome, suivant tantôt la zone dollar, tantôt la zone euro. Mais Londres profite de sa position de première place d’échange des devises dans le monde. Devant New York. C’est là que les transactions sont les plus liquides, que les taux de changes sont les plus intéressants.

Ne serait-il pas intéressant, pour éviter les impacts des variations, d’acheter à un cours jugé acceptable des devises et d’utiliser ce stock sur le reste de l’année ?

D. C. : Cela s’appelle faire de la spéculation ! C’est dangereux. Vous pouvez vous retrouver avec un dollar qui vous donne un avantage compétitif sur vos concurrents comme avec un dollar qui vous ferme tous les marchés. Au sein de Gelazur, nous restons en découvert devise jusqu’au moment de la vente. Là nous le couvrons immédiatement au cours du jour. Cela permet de garantir notre marge.

Dans des cas très rares, nous prévendons les volumes achetés, donc nous travaillons avec le cours du jour de la devise, sans risque. Mais c’est rare. Souvent nous achetons, comme c’est le cas pour le homard, au moment de la saison de pêche, soit au 1er mai. Nous achetons à découvert, en attendant de trouver des clients. Cela dit, nous sommes en risque total sur la devise.

T.de P. : Sur les marchés la plupart des opérations sont réalisées avec des cours spots, ceux du jour, voire ceux du moment. Cela dit, il est possible de négocier des opérations à terme, pour acheter une devise à horizon de plusieurs semaines ou plusieurs mois. Le cours à terme sera influencé par deux choses : le cours du spot et les différentiels entre les taux d’intérêt directeurs des devises concernées, définies par les banques centrales, la Fed pour le dollar, la BCE pour l’euro. D’une manière générale, l’évolution de ces taux directeurs donne un gisement d’informations sur l’orientation à la hausse ou à la baisse des devises.
En négociant une opération de change à terme fixe, votre cours de devise est défini à l’avance – 2 mois, 3 mois, une semaine… – mais vous êtes obligé de prendre livraison des devises commandées au terme prévu. Ce n’est qu’à échéance de l’opération qu’un négociant saura s’il a fait une bonne affaire, en comparant avec le cours spot du moment. 

C’est risqué ?

T. de P. : Certains le font, parce que le taux de change entre dans leur budget, mais ils risquent de manquer des opportunités en étant lié à un cours. Pour limiter les risques, les entreprises couvrent leur opération en partie avec un taux de change à terme et restent à découvert pour le reste.

D. C. : Pour illustrer la couverture à terme, prenons un exemple. J’achète un lot de marchandises à 100 000 dollars, nous le vendons, donc nous couvrons. Mais imaginons que je règle mon fournisseur un mois après le départ du conteneur, qui peut avoir lieu deux mois plus tard. Je vais acheter auprès de la table des changes 100 000 dollars au cours spot auquel sera ajouté des points de report, estimés par le cambiste. Ces points de report sont généralement faibles. Cette couverture dite à terme n’est pas qu’une règle maison. Dans le négoce, 70 à 80 % des couvertures dollars se font sous cette forme.

Il peut en exister des variantes, avec les « préavis ». Pour des contrats d’un an par exemple, où nous livrerons un ou plusieurs clients avec des livraisons progressives, il est possible d’acheter des devises avec un préavis d’un an. Concrètement, j’achète 1 M$ sur un an, c’est un stock dans lequel je peux puiser pour régler les livraisons au fil de l’eau. Le cours sera celui du dollar au moment de l’achat de devises auquel viendra s’ajouter des points de report, généralement assez faibles. Voilà pour les outils les plus simples. Après, l’ingénierie financière est particulièrement créative et développe toute une famille de produits permettant de mener des « stratégies conditionnelles ».

T.  de P. : Cela offre la possibilité de prendre des « options ». L’avantage : vous avez la liberté de ne pas acheter la devise si le cours spot est plus avantageux. Vous ne perdrez dans ce cas que le montant d’une prime. C’est le même principe qu’une police d’assurance. Malheureusement, cette prime tient compte de la volatilité des cours. Plus elle est grande, plus la prime est élevée. Il faut être sûre qu’elle ne rogne pas toutes vos marges.

D. C. : Le problème, c’est qu’aujourd’hui les primes exigées par les banques, si vous souhaitez un cours fixe, peuvent facilement être de 2 à 4 % ! Vu le niveau de nos marges, nous ne pouvons pas nous permettre d’utiliser ce système sauf dans le cadre d’appels d’offres. En fonction de votre chance de l’emporter, vous pouvez vous dire que vous achetez le dollar à un niveau connu et uniquement prendre le risque de la prime. Depuis 10 ans, les procédures d’appels d’offres se sont multipliées de la part des grossistes, des centrales d’achats ou des industriels. Avant, cela représentait 10 à 15 % de l’activité, aujourd’hui c’est majoritaire. Cela dit, prendre une option permet d’interroger une banque et d’avoir son point de vue sur l’évolution des cours.

L'avis des banques est-il important ?

T. de P. : S'il ne faut pas hésiter à faire jouer la concurrence entre les différentes salles de marché, les banques doivent être considérées comme des partenaires. Il est impossible et intéressant d'échanger avec elles sur les orientations que prennent les devises pour mieux se concentrer sur son cœur de métier. En parallèle, il est toujours possible pour les acteurs les plus importants de demander aux banques de poster des ordres d’achat si le dollar atteint tel ou tel seuil qui vous intéresse.

D. C. : On peut le faire, mais cela reste spéculatif et donc dangereux. Notre métier reste d’acheter et vendre du poisson, pas de jouer aux financiers ! Il y a 20 ans, l’entreprise avait recruté un ex-cambiste. Ce fut une vraie catastrophe pendant trois mois. L’homme envisageait des solutions non adaptées à notre activité, qui se sont avérées coûteuses. Mieux vaut faire simple. Les produits financiers « conditionnels » présentent soit une prime très élevée soit des contreparties lourdes saignantes. Vous pouvez par exemple vous trouver contraint d’acheter le double des devises commandées. Qu’en faites-vous ? Cela peut passer si vous emportez un gros marché avec une grosse marge… mais honnêtement cela n’arrive qu’une fois tous les dix ans. Si vous jouez pour améliorer vos marges, il faut aussi accepter de perdre. Si perdre vous met dans le rouge, c’est irresponsable.

T. de P. : Mener une stratégie à terme ferme à prime réduite ou nulle, utilisant des mécanismes de tunnels, de barrières activantes ou désactivantes, etc. se révèle souvent risqué. Elles sont plus souvent proposées à des petites entreprises, mais boudées par la plupart des grandes entreprises qui préfèrent sélectionner des stratégies simples faciles à suivre.

Est-il possible de répartir les risques de change sur vos fournisseurs ou vos clients ? En négociant, pourquoi pas, des prix kilo moins élevés pour compenser la chute de l’euro. Un geste que pensaient faire les acteurs du saumon d’Alaska en mai dernier...

D. C. : Malheureusement, c’est irréaliste, quoi qu’en pensent nos clients. Derrière un dollar qui monte, c’est souvent l’euro qui baisse. Dès lors, comment demander à des pays producteurs de minorer leurs revenus pour que nous améliorions les nôtres ? La plupart du temps, dans cette période de raréfaction de la ressource, ils n’ont aucun mal à trouver des débouchés dans des pays qui sont prêts eux à proposer un bon prix $ par kilo !

Voilà pour les fournisseurs. Côté clients, sachez qu’aujourd’hui le cours des devises est systématiquement évoqué dans les négociations commerciales. Aujourd’hui, afin qu’une petite marge soit tolérée, nos clients veulent tout savoir : le prix d’achat, le cours du dollar, les frais, etc. Mais pour l’heure, rares sont les clients qui nous demandent de rester en découvert dollars au moment de l’achat. Cela signifie que vous achetez vos 100 000 $ de marchandises sans acheter les dollars. La banque ne les achètera qu’au moment où le client donnera son top. C’est lui qui prend le risque. Le mécanisme est source de frictions, puisqu’au moment de votre bilan fiscal vous devez avoir réglé la banque  Or le dollar, si c’est la devise concernée, peut à ce moment-là ne pas être favorable aux clients. Certains ne comprennent pas l’urgence de la situation.

Quid de l’intérêt de négocier en euros pour ne pas avoir à gérer les risques de change  ?

D. C. : On ne fait que déplacer le problème. Les fournisseurs se couvriront, comme nous, sans avoir peut-être la même puissance de feu pour l’intégrer dans un prix kilo en euros.

Globalement, j’ai l’impression que tenter d’anticiper les cours des devises est inutile ?

D. C. : Si l’on pouvait connaître le cours du dollar demain, nous serions les rois du pétrole ! Mais c’est presque impossible. Trop de facteurs irrationnels entrent en jeu. Cela peut être un accident comme Fukushima ou une affaire comme celle de Monica Lewinsky. Le dollar avait chuté immédiatement. Dès lors, c’est un peu vain d’anticiper pour « jouer ». Par contre, pour préparer nos budgets nous regardons les anticipations des cours proposés par l’indice Bloomberg, soit un condensé des prévisions de 70 à 90 tables de change de différentes banques.

T. de P. : Cela offre un consensus plutôt fiable et permet aux entreprises d’émettre sur leurs budgets prévisionnels des hypothèses basses, moyennes ou hautes. Pour une entreprise, il est essentiel de ne pas subir un phénomène, mais d’avoir prévu des réactions en cas de scénario catastrophe. Dans le domaine des monnaies, tout est possible, d’ailleurs les fonds spéculatifs spécialisés sur le sujet ont du mal à gagner de l’argent.

 

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