Inflation, déconsommation, pêche chahutée… Quels sont les impacts sur le rayon marée ? Le 18 janvier, PDM a organisé une table ronde sur ce thème dans les locaux de France Filière Pêche. Un temps délaissé au profit du libre-service, le « trad » retrouve des couleurs. Dans un rayon trusté par le saumon, le cabillaud et les crevettes, les professionnels cherchent à valoriser la pêche française.
PDM – Quelles tendances avez-vous observées en magasin en 2023 ?
Laurent Vichard – 2023 a été une année particulière. Elle a été marquée par une hyper-inflation en début d’année, avec 23 % de hausse sur le saumon. Cela a rendu le métier très difficile. La tendance s’est inversée à partir de juin/juillet, avec une déflation sur les gros runners (les espèces phares du rayon, NDLR) : saumon, cabillaud, crevettes. Ce phénomène a été encore plus marqué sur le festif, avec une déflation estimée à 12 %. Selon Kantar, les volumes étaient à – 7 % fin septembre (par rapport à 2022). Nous n’avons pas encore les chiffres consolidés du dernier trimestre mais, chez Carrefour, certains volumes sont repassés au vert. La semaine 51 est toujours plus forte sur les produits de la mer, car les gens se font surtout plaisir à Noël. Il est habituel que la semaine 52 soit plus compliquée. Mais la crise sur les huîtres a clairement affecté tout le rayon marée. La profession doit avoir une réflexion sur cette interdépendance et pouvoir communiquer en temps de crise, car les enjeux sont énormes.
PDM – La remontée des volumes au S2 s’explique-t-elle par un effet prix ?
Laurent Vichard – La viande et le poisson ont beaucoup souffert de l’inflation. Lorsque les prix du saumon baissent, cela profite à toutes les espèces en ramenant du flux au rayon trad. Le consommateur recherche de plus en plus du prix. Nous l’avons constaté en battant tous nos records de vente en promo sur les espèces du top 10. En novembre, notre opération promotionnelle sur la lotte à 15,90 euros/kg a permis d’écouler 30 tonnes pour les seuls hypermarchés. C’est du jamais-vu !
PDM – Les mareyeurs font-ils le même constat ?
Guénolé Merveilleux – Nous avons observé une baisse de volume à partir du 2e trimestre 2023. Ce ralentissement a été généralisé sur tous les produits, vraisemblablement lié à l’inflation. Sur la coquille Saint-Jacques, la consommation peine un peu. Les congélateurs de nos clients sont encore pleins des invendus de l’année précédente. La consommation est contractée, même en surgelés. Plus généralement, les semaines sont de plus en plus inconstantes. Quand on a de bonnes promos, la consommation suit. Si les prix sont élevés, les ventes souffrent.
PDM – Comment gérez-vous ces fluctuations dans les ateliers ?
Guénolé Merveilleux – Nous avons recours à l’intérim mais aussi à des accords de modulation, qui annualisent le temps de travail de nos salariés : moins de 35 heures les semaines creuses, 42 ou 43 heures les semaines chargées. Les salariés y sont habitués et adhèrent. Je partage le constat de Laurent Vichard sur le saumon, espèce la plus vendue en rayon. Plus les poids lourds vont bien, mieux c’est pour le rayon.
PDM – Cette inconstance de marché s’observe-t-elle aussi en criée ?
Manuel Evrard – Le cas de la coquille Saint-Jacques est un peu à part car c’est une pêcherie très spécifique et un produit concurrentiel. En octobre, novembre et décembre, les prix ont été assez soutenus en frais. Mais c’est très compliqué en surgelés. Les acheteurs retardent les achats car ils ne veulent pas supporter les coûts de stockage. La pêche fraîche française diversifiée ne représente qu’une petite proportion des ventes du rayon trad. En criées, les tendances de fond sont assez amorties. Ces trois dernières années, le prix moyen payé à nos adhérents a augmenté. Mais la forte élasticité offre/demande de la pêche – avec son effet yo-yo – s’est exacerbée depuis la crise sanitaire. Il suffit de peu pour constater des effondrements en criée. Ce phénomène varie cependant selon les espèces. Certaines s’en sortent bien, comme les poissons blancs, type merlan ou tacaud. Les ventes de tacaud (en valeur) ont été multipliées par trois en l’espace de trois ou quatre ans. D’autres sont plus sensibles car moins prisées, comme les raies et requins.
PDM – Comment les OP accompagnent-elles les pêcheurs dans ce contexte ?
Manuel Evrard – En Manche, on travaille surtout au chalut, d’où une pêche très diversifiée : on ne part pas avec un bon de commande. C’est différent sur la coquille Saint-Jacques. Cette espèce représente 40 à 50 % de la production de l’OPN et 35 % des apports nationaux : on est donc en mesure de concentrer l’offre. Préparer les campagnes en amont permet de prévenir les aléas de marché. La contractualisation joue un rôle très structurant amont/aval dans un esprit gagnant-gagnant. Pour l’OP et ses adhérents, c’est un filet de sécurité, une garantie d’écouler une partie de la production, un moyen de soutenir les enchères. Pour les ateliers marée, cela offre de la visibilité sur les volumes et la garantie de pouvoir faire tourner son atelier de décorticage. Concrètement, le transformateur et l’OP se mettent d’accord sur un prix de campagne. Ensuite, l’OP propose un prix aux bateaux, avec une proposition de prélèvement avant la vente.
Guénolé Merveilleux – Malgré la déconsommation, et même si cela peut sembler paradoxal, les prix en criée ont augmenté. En Normandie, l’été, on a du mal à trouver des poissons. Le poids du plan de sortie de flotte est très lourd en Bretagne. Il y a aussi eu des baisses de quotas. Le prix de la sole a doublé. Heureusement pour les pêcheurs, les cours se sont maintenus. C’est la double peine pour les mareyeurs : ils achètent plus cher et ne vendent pas toujours plus cher. En 2022, 28 % des entreprises de mareyage étaient déficitaires. Et c’était avant la déflation, les plans de sortie de flotte, les baisses de quotas, etc. Les chiffres 2023 vont être catastrophiques pour les mareyeurs et 2024 s’annonce complexe. En parallèle, il faut que les prix payés aux pêcheurs soient suffisamment élevés. Sans pêche, il n’y a plus de filière.
PDM – Les problématiques en amont, comme la hausse du prix du carburant ou les quotas, résonnent-elles en magasin ?
Laurent Vichard – Non, les clients ne comprennent pas forcément ces sujets, souvent compliqués. La situation de l’amont n’influence pas les actes d’achat. Le vrai sujet est le rayon trad. Les professionnels – dont moi – ont idéalisé le libre-service et eu tendance à négliger le trad. Or, ses atouts vont au-delà du service : prix et environnement (pas de barquette en plastique). Je parle ici avec ma casquette FFP, cela reflète l’avis des GMS. Les performances marée sont meilleures dans les enseignes et les magasins qui croient au rayon trad.
PDM – Ces propos remettent-ils en question l’idée de mettre la pêche française en barquette ?
Hélène Keraudren – Devant l’augmentation des ventes en libre-service, on ne pouvait que se dire que c’était une partie de la solution. Mais mettre la pêche française en barquette s’avère difficile. On rencontre à la fois des difficultés de visibilité sur les volumes, de disponibilité et un manque d’outils de filetage sur des espèces peu calibrées. Le rayon trad a encore un bel avenir devant lui. Il a la capacité de valoriser les produits bruts mais aussi de limiter les déchets : le trad est le rayon vrac du poisson.
PDM – Le rayon marée traditionnel est-il connoté plus « fraîcheur » que les barquettes ?
Laurent Vichard – Oui, notre système de notation par les clients le prouve. Tous les magasins ayant un rayon trad obtiennent une note de 120 à 250. Si on ferme le trad, la note du rayon marée tombe systématiquement en dessous de 100.
PDM – Océalliance a développé toute une gamme LS. Pourquoi ?
Guénolé Merveilleux – Le trad perdurera quoi qu’on en dise. J’ai dirigé la branche marée d’Intermarché. Pour qu’un magasin tourne, il faut soit un bon rayon boucherie, soit un bon rayon marée, le top étant d’avoir les deux. Le consommateur veut garder le rayon trad. Pour autant, les produits de la mer ne peuvent pas laisser passer le train du LS, même s’il reste difficile d’exister hors cabillaud, crevettes, saumon et lieu noir. Si on teste le tacaud ou le merlu, il y a beaucoup de casse et on arrête. Océalliance a investi 1 million d’euros pour faire des produits prêts à cuire en barquette alu, des produits marinés ou au barbecue. Nos poulpes marinés restent compliqués à implanter. Les gravlax et carpaccios accrochent bien en GMS et chez les poissonniers. L’été dernier, nous avons vendu 15 tonnes de noix de Saint-Jacques de Normandie décongelées, en hors saison. C’est plus que ce qu’on attendait. L’innovation est indispensable.
Laurent Vichard – L’inflation explique sans doute en partie le transfert vers le trad. Au libre-service, le surcoût est de 2 à 3 euros/kg : le consommateur le voit et arbitre.
Manuel Evrard – Je rejoins Laurent Vichard et Guénolé Merveilleux : le LS et le trad sont complémentaires. Il y a une place à prendre sur le LS, mais pas forcément sur tout et sur toutes les espèces. D’un point de vue marketing, il y a un créneau à prendre entre les grandes marques nationales qui proposent des plats cuisinés à base de poissons d’import et les poissons français bruts. Pourquoi ne pas mettre du poisson français dans les plats cuisinés ? La difficulté réside dans le manque de visibilité prix et volume et le manque d’outils adaptés. Il faut aussi rafraîchir l’image de la pêche française, souvent misérabiliste. La filière normande est très dynamique, nous avons beaucoup d’installations de jeunes. La pêche innove, est entreprenante et permet de gagner de l’argent. Ce n’est pas forcément un métier dangereux, dont on vit mal. Le tacaud ou le grondin peuvent permettre de répondre à de nouvelles tendances de consommation, comme le snacking ou les produits nomades. Nous travaillons actuellement sur une marque régionale de plats élaborés pour les GMS normandes et parisiennes.
PDM – Où en êtes-vous du développement de cette marque régionale ?
Manuel Evrard – Trois produits ont été choisis : l’émissole car on est capable de constituer un stock tampon en congelé, le congre et les amandes de mer car la ressource est disponible. Ces espèces ne sont actuellement pas ciblées mais il est facile de faire partir une pêche dirigée. Les recettes sont finalisées et le côté marketing est bouclé. La marque entrera en phase de lancement commercial courant 2024.
PDM – Vous parlez de l’émissole. Comment mettez-vous en avant le travail environnemental réalisé par les pêcheurs sur les sélaciens ?
Manuel Evrard – La Normandie représente 30 à 40 % des apports nationaux de sélaciens. Depuis 2017, nous avons commencé à avoir des difficultés ponctuelles de commercialisation, sous la pression environnementaliste, avec des amalgames erronés. Nous avons entrepris des actions de lobbying pour montrer que les stocks étaient bien portants, avec l’appui de scientifiques et d’Ethic Océan. Dans la Manche, les sélaciens ont un aspect socioéconomique important : ils peuvent représenter 20 à 30 % du CA d’un chalutier. La saumonette est une espèce sans arête, portionnable, durable, moyenne gamme. Elle pourrait entrer en LS. Reste à lever un verrou technique : les postes d’écorchage des poissons sont exigeants physiquement. Or, pour sortir des barquettes, il faut un minimum de volumes. Un prototype d’équipement de pelage de saumonette devrait voir le jour en 2024. Si on aboutit à une solution convaincante, on la proposera aux mareyeurs.
PDM – Arrivez-vous à évaluer les retombées des campagnes de communication et des mises en avant Pavillon France ?
Hélène Keraudren – La campagne menée en octobre 2023 a été appréciée. L’objectif était de sortir de la spirale de déconsommation. En mettant en avant le congre, la sardine, le merlu, le lieu noir ou le tacaud, nous avons voulu montrer que les produits français n’étaient pas forcément chers. Plus généralement, l’ambition de Pavillon France est de mettre en avant la diversité de la pêche française, de montrer que les produits répondent à plusieurs moments de consommation, ne sont pas si compliqués à cuisiner – même en brut – et qu’ils peuvent être économiques. Récupérer les chiffres des magasins sur Pavillon France n’est pas évident, mais toutes les enseignes de la grande distribution et de nombreux mareyeurs sont engagés dans la démarche.
PDM – Initialement, les messages de Pavillon France portaient surtout sur la praticité et la culinarité. Désormais, ils vont aussi sur les volets environnementaux ou sociétaux…
Hélène Keraudren – Les consommateurs sont déconnectés de ce qui se passe dans la filière. Nous devons leur faire comprendre les évolutions de la pêche française, le droit social vertueux et les implications sur les prix.
PDM – Les outils de communication ou le Challenge Marée Pavillon France fonctionnent-ils bien ?
Hélène Keraudren – Le nombre de candidatures pour le Challenge Marée augmente. Cela témoigne d’une dynamique et montre que la pêche française n’est pas que morosité et défaitisme. Nous utilisons tous les outils possible : animations, PLV (publicité sur le lieu de vente), outils B to B pour informer les chefs de rayon, communication grand public, réseaux sociaux, etc. Au Salon de l’agriculture, FFP a un grand stand et les animations plaisent beaucoup aux visiteurs.
PDM – Comment le mareyage se saisit-il de ces démarches de valorisation ?
Guénolé Merveilleux – Pavillon France est un atout et nous le faisons savoir à nos clients. Le label Breizhmer qui se met en place en Bretagne est également positif. La seule difficulté serait que le consommateur se perde en rayon entre tous les labels et toutes les marques existantes. Mais je suis confiant. Ces initiatives peuvent booster les ventes.
PDM – Quels messages prioritaires adresser au consommateur ?
Guénolé Merveilleux – La pêche française a de nombreux atouts à faire valoir, qu’il s’agisse de nutrition, de circuit court avec les bateaux côtiers, de fraîcheur ou de dimension sociétale puisqu’on fait travailler toute une économie le long du littoral français. Il faut faire comprendre tout cela au consommateur. Il n’y a pas que les « écolos » qui existent dans la vie. La pêche est vertueuse en France et en Europe. Les stocks se portent plutôt bien. Sur certaines espèces, on ne pêche même pas la moitié du quota. Des efforts de sélectivité sont faits pour ne pas capturer les dauphins, etc. Or, beaucoup de ces atouts sont insuffisamment mis en avant.
PDM – Comment mettre la pêche française en avant dans les rayons ?
Laurent Vichard – La pêche française représente moins de 15 % des volumes du trad. Animer le rayon est très important. Il faut aussi rappeler que le poisson français peut avoir un rapport qualité/prix très intéressant. Les achats des clients se déplacent vers une offre économique. Actuellement, le produit qui se développe le plus en promotion et en catalogue est la daurade royale d’import – un produit entier et d’élevage – car c’est un produit économiquement intéressant. Il se trouve que cette espèce se pêche en France. On pourrait travailler sur la première mise en marché, à condition d’être sûr d’avoir le produit. Des tests permettraient de donner de la visibilité à certaines espèces. Peut-être faut-il aussi que les distributeurs payent plus chers les produits. Il faut donner de l’air à l’amont, sans faire fi du client.
PDM – Quels sont les critères d’achat du consommateur ?
Laurent Vichard – Le prix vient d’abord, puis la fraîcheur et la saisonnalité. La coquille Saint-Jacques symbolise ainsi l’entrée dans l’hiver. Dans les sondages, les consommateurs ne classent le prix qu’en troisième critère d’achat. Ce qui compte à leurs yeux, c’est la disponibilité : le client veut trouver le produit qu’il a envie d’acheter.
Manuel Evrard – En tant qu’OP, nous avons un rôle d’interlocuteur à jouer et sommes ouverts au dialogue. Ces dernières années, le prix moyen filière progresse, mais il est aussi plus erratique que par le passé. Il faut donner de la visibilité à l’amont comme à l’aval. Les initiatives OP/mareyage/GMS pour stabiliser les revenus de l’amont tout en étant attractif pour le consommateur profitent à tous.
PDM – Les mareyeurs sont parfois accusés de ne pas acheter assez cher et de revendre trop cher. Comment accueillez-vous ce discours sur le prix ?
Guénolé Merveilleux – Mon rêve serait que les espèces soient simplement vendues à leur juste valeur. Une lotte à 15 euros/kg en GMS ne devrait plus exister ! Il faudrait plutôt viser 22 à 25 euros/kg en prix de vente au détail. Cela correspondrait à un prix d’achat à 7,50 euros/kg au pêcheur et un prix de vente de 18 euros/kg par le mareyeur. On en vendra moins, mais ce sera plus rentable pour tout le monde. Sur la sardine, les bolincheurs ont du mal à vivre avec un prix d’achat à 0,85 euro/kg. Achetons-la à 1,20 euro/kg et revendons-la à 2,50 euros/kg. Cela nous permettrait de gagner un peu d’argent, et plus seulement d’écraser nos frais fixes. Le problème, c’est qu’on nous met la pression avec de la sardine d’Espagne à 2,30 euros/kg… Il faut sortir de ce cercle vicieux.
Laurent Vichard – Nous sommes tout aussi frustrés car dans une promotion, c’est l’enseigne qui supporte l’essentiel de l’effort sur le prix. Sur 500 tonnes de queues de lotte vendues par Carrefour en un an, 80 % des volumes le sont en promo. Or, Carrefour achète seulement 5 % moins cher quand il y a une promo. Le distributeur ne gagne rien dans l’opération. Au Salon de l’agriculture, nous devrions faire des annonces autour d’une logique de « marqueur ». Avoir une semaine la lotte à 15 euros et la semaine suivante à 25 euros n’est pas commerçant et n’envoie pas un bon message. Peut-être qu’il faut viser 19,90 euros, en étant transparent. L’élasticité est très différente d’un produit à un autre.
Guénolé Merveilleux – Sur la lotte, nous ne couvrons même pas toutes nos charges, ce n’est pas normal ! Nous avons déjà essayé de mettre en place des contrats avec les pêcheurs. Mais l’expérience montre que, comme les cours varient, les parties ont souvent l’impression de se faire avoir et cela ne dure pas.
Hélène Keraudren – Nous discutons souvent autour de cette notion de juste prix et d’équilibre entre amont et aval. Cela implique d’avoir une meilleure compréhension des prix et une analyse plus fine des données.
Guénolé Merveilleux – La part de marché marée Kantar nous tue. Cet indicateur est catastrophique. On ne se bat plus pour sa propre performance mais pour grignoter des parts de marché à ses concurrents. Ce n’est pas l’avenir de la pêche française, ni des rayons, il faut arrêter de se comparer.
Laurent Vichard – Les pêcheurs doivent être convaincus de l’intérêt de la contractualisation – y compris quand les prix montent – et d’une approche par espèce. Certaines se valorisent bien, d’autres moins. Il faut sans doute travailler les produits compliqués en priorité. Testons et regardons si ça marche ou pas. Nous sommes prêts à faire preuve de transparence sur nos données commerciales.
Manuel Evrard – Les espèces qui fonctionnent bien se limitent à quelques poids lourds. Sur les petites alternatives à côté, il faut faire preuve de pédagogie. Est-ce que le discours sur la durabilité commence à prendre ?
Laurent Vichard – La durabilité est un critère d’exclusion pour certains acheteurs, mais de mon point de vue ce n’est pas un critère de fond pour favoriser les achats. Chez Carrefour, nous suivons une logique de durabilité forte. Je vois plutôt l’avenir du rayon comme chez Mercadona, avec beaucoup de caisses marée. Pour être plus réactifs, nous testons chez Carrefour des mises en marché rapides en libre-service, avec un plus grand nombre d’espèces.
Manuel Evrard – La durabilité demande une expertise que beaucoup de clients n’ont pas.
PDM – Le poisson est-il un achat d’impulsion ou planifié ?
Laurent Vichard – Le consommateur planifie ses achats de poisson mais ne sait pas quelle espèce il va acheter, d’où l’importance des promotions. En moyenne, 10 % des clients présents dans une grande surface achèteront au rayon marée. Ce taux monte à 15 % dans les magasins qui sur-performent et tombe à 5 % dans ceux qui sous-performent. La pénétration est un critère fondamental. Attirer au rayon marée un client qui est déjà dans le magasin est plus simple que d’espérer capter un client qui est dans une enseigne concurrente.
PDM – Concernant les vendeurs, rencontrez-vous des difficultés de recrutement et de formation ?
Laurent Vichard – Comme tout le monde ! Chez Carrefour, nous avons adapté nos formations internes aux jeunes générations, en intégrant l’usage d’écrans et en misant sur des messages très simples et très répétitifs, par exemple sur les règles de fraîcheur.
PDM – Quels sont les atouts d’un bon vendeur ?
Laurent Vichard – Si l’on suit notre baromètre bimestriel, on constate que les magasins avec des équipes stables et compétentes obtiennent de meilleures notes. Daniel, un employé marée du Carrefour Sainte-Geneviève-des-Bois ,a réussi en quelques mois à obtenir une note de 20 à 25 points au-dessus du reste des magasins Carrefour. Dans d’autres enseignes, on pourrait citer Leclerc Clermont La Pardieu ou Super U Villars-les-Dombes.
Guénolé Merveilleux – Avant le vendeur du rayon marée, la première performance dépend de l’acheteur marée. Il doit être présent aux bons horaires, connaître les poissons, savoir animer les gammes et saisir les opportunités… Si le premier acheteur ne prend pas de risques, le rayon marée ne sera pas bien achalandé. Personnellement, je vois un bon rayon marée pas forcément en bac, mais plutôt glacé, avec des animations et des promotions. La question du personnel est également importante. Un magasin qui perd de l’argent tous les mois au rayon marée hésitera à investir dans un bon poissonnier payé 3 000 ou 4 000 euros et prendra plutôt un poissonnier moyen payé 2 000 euros. Ce n’est pas un cercle vertueux. Il faut mettre les moyens.
Laurent Vichard – L’implication du directeur de magasin et l’importance qu’il attache au rayon marée comptent aussi.
Manuel Evrard – Les vendeurs du rayon trad doivent mettre en avant l’origine, rappeler les efforts de la filière. Discriminer les stocks selon leur durabilité serait trop technique, mais un vendeur doit connaître les tendances de fond. Il doit aussi apporter des conseils de mise en œuvre, d’autant que la pêche française est particulièrement diverse. On dit souvent que la pêche est un métier de passion. Cette passion va du matelot jusqu’au poissonnier.
Guénolé Merveilleux – Poissonnier est un vrai métier, compliqué. Les notions de pertes et de casse sont aussi importantes.
Laurent Vichard – Certaines actions de gestion doivent être combattues. Il faut accepter d’investir dans le personnel et d’avoir de la casse de temps en temps. Nous constatons dans nos données que certains de nos magasins ne commandent même pas les espèces phares. La crise du golfe de Gascogne risque d’avoir des conséquences bien au-delà de quatre semaines. Certains chefs de rayon auront perdu l’habitude de commander de la sole ou du merlu.
Hélène Keraudren – Le rayon trad est un bon vecteur pour la pêche française. Notre rôle est d’accompagner les chefs de rayon, bons ou moins bons, à avoir toutes les clés en main pour bien valoriser ces produits : communication, formation pour une meilleure connaissance de la filière pêche française en général. Le rôle de FFP est d’accompagner les opérateurs de la filière dans une démarche de progrès pour qu’au bout de la chaîne, le consommateur choisisse en conscience d’acheter du poisson français.
PDM – Qu’en est-il du critère démographique et de l’âge des clients ?
Laurent Vichard – Dans le monde, les pays qui consomment le plus de poissons sont ceux qui vieillissent. Les seniors surconsomment, probablement pour une question de pouvoir d’achat. Mais il ne faut pas négliger d’autres publics. La « traitorisation » des gammes permet de proposer des solutions pratiques à ceux qui ne savent pas ou ne veulent pas cuisiner. Certaines clientèles ethniques cherchent des protéines très économiques : il y a de la place en frais pour des coproduits de poissons, vendus entre 8 et 10 euros/kg.
Hélène Keraudren – Les familles avec enfants font davantage attention à ce qu’elles achètent. C’est un point positif pour le poisson. Jouer la carte santé et mettre en avant les promesses nutritionnelles, ça marche.
Guénolé Merveilleux – Je ne suis pas inquiet sur la démographie. Nous finissons tous par vieillir et nous intéresser à des produits plus haut de gamme. Il faut soigner le rayon trad pour les plus âgés et chercher les jeunes autrement. Chez Océalliance, cela s’est traduit par le lancement de notre gamme prête à cuire en barquettes aluminium, produits apéritifs, gravlax, tartares…
Manuel Evrard – Que ce soit pour des raisons de pouvoir d’achat, de santé ou de nutrition, les produits de la mer recrutent tardivement. Un jeune consommateur de poisson a… 40 ans ! Mais les consommateurs se renouvellent, à 40 ans. Ils se lancent d’abord sur les produits les plus faciles : un cabillaud, un dos de saumon ou un produit prêt-à-cuire, pas une rascasse. Ensuite, certains d’entre eux se laisseront accompagner vers d’autres espèces.
Guénolé Merveilleux – Notre filière a tout pour être heureuse : une surface de côtes énorme, de nombreuses espèces, des élus impliqués, des bateaux de pêche, des installations portuaires, des criées, des mareyeurs, une logistique performante. L’État doit investir pour valoriser la filière. On a pris un mur avec la transition énergétique. Il faut redonner du souffle à la pêche, retrouver des volumes, aider les mareyeurs à moderniser leurs ateliers et à être plus compétitifs. Sur le volet commercial, il faut valoriser la pêche française au juste prix, espèce par espèce. Alors, rien ne pourra nous arriver.
Hélène Keraudren – La filière a plein de belles histoires de gens passionnés à raconter au consommateur. Il ne faut pas hésiter à prendre la parole pour avancer dans la bonne direction.
Laurent Vichard – Je partage cette vision positive de notre avenir. Nous avons des leviers, il faut accepter de les actionner et l’État doit nous y aider financièrement. Un point positif est que notre filière a appris à se connaître à travers les crises. On se parle, ce n’est pas le cas dans toutes les interprofessions.
Manuel Evrard – Tout ce qui s’est dit est positif, je le partage à 100 %. Mais les produits de la mer ont une dimension plaisir et bien-être. Pas sûr que cette dimension tienne face à la récupération des eaux pour d’autres usages, au prix du gazole, etc.
Fanny ROUSSELIN-ROUSVOAL et Vincent SCHUMENG
En bonus, sur le compte LinkedIn de PDM, les photos des rayons primés au dernier Challenge Marée Pavillon France.