Pour la filière, qui réalise son plus gros mois au moment des fêtes de fin d’année, le mouvement des gilets jaunes, avec ses blocages, ses manifestations et ses violences, n’a pas été sans incidences. Les pertes sont réelles, mais auraient pu être pires sans l’accalmie qui a eu lieu entre Noël et le jour de l’An et sans un effort collectif au niveau logistique.
❱ Dommages collatéraux Jean-Philippe Bataille, directeur développement marée chez Transgourmet
« Au-delà de l’impact direct du mouvement en novembre et décembre qui est de l’ordre de 10 à 15 % du chiffre d’affaires, cela continue. L’image des manifestations violentes fait chuter les réservations dans l’hôtellerie et la restauration de manière considérable. Forcément, les commandes baissent. Et il n’y a pas de rattrapage possible. » |
Ronds-points, routes et centres commerciaux bloqués de fin novembre à mi-décembre ont fait craindre le pire au secteur alimentaire avant les fêtes. Filière des produits de la mer en tête, tant la période est clé pour le chiffre d’affaires annuel. Dans le secteur du caviar, « 70 % des ventes se font au mois de décembre », souligne Laurent Dulau, directeur général de Sturgeon et du caviar Sturia. Pour le saumon fumé, les saint-jacques ou les huîtres, un mois de décembre vaut quatre à cinq fois un autre mois. Dès lors, face à des baisses de commandes de près de « 2 000 tonnes sur trois semaines », le Comité national de la conchyliculture s’inquiétait par la voix de son président Philippe Le Gal dans Le Monde, sans pour autant plonger dans le catastrophisme. L’Association nationale des industries alimentaires (Ania) chiffrait, le 3 décembre, l’impact potentiel du mouvement à 13,5 milliards d’euros de pertes, mettant en avant les risques sur les emplois.
Après les fêtes, alors que la colère perdure et que les manifestants se radicalisent, l’heure est à un premier bilan. Il ne peut être qu’en nuances. En fonction des produits, des zones géographiques et des circuits de distribution, le mouvement des gilets jaunes n’a pas eu le même impact.
Pour les produits festifs et transformés comme le saumon fumé, vendu essentiellement en grandes surfaces, Antoine Gorioux, directeur général de Guyader, se veut rassurant : « Les deux premières semaines de décembre, nous avons eu très peur, avec un net recul des livraisons par rapport aux années précédentes. Par contre, les semaines dites 51 et 52 ont été particulièrement favorables, permettant de bien terminer l’année. » Même écho chez Sturgeon : « L’impact du mouvement sur les ventes de caviar en GMS a été extrêmement faible. Les enseignes ont été très fortes pour refaire leur retard », poursuit Laurent Dulau. Les ouvertures le dimanche avant les fêtes et la nature des produits y ont contribué.
Positionnée sur des produits moins festifs et frais comme le lieu noir ou la julienne, « des produits fond de rayon marée », l’entreprise de mareyage lorientaise le Chalut des deux Ports n’a pas connu de phase de rattrapage. « Au mois de novembre, nous avons connu un recul de l’activité de 16 % en volumes et 12 % en valeur, chiffre Nicolas Belmont, son directeur adjoint. Cela nous a obligés à décaler des recrutements prévus. »
D’une manière générale, dans les filières du frais, même si les commandes et les ventes ont repris des couleurs après le 22 décembre, « ce qui a été perdu dans les premières semaines a bel et bien été perdu », insiste Aymeric Chrzan, secrétaire du syndicat des mareyeurs boulonnais. « Même, s’il y a eu des décalages dans les commandes pour faire monter les volumes en milieu de semaine et limiter les livraisons en fin de semaine, il est difficile de parler de reports, confirme Olivier Bigot, responsable commercial chez Ame Haslé et Distri Malo. Les pertes sont là, elles sont particulièrement fortes dans les hypers et la restauration commerciale. Même si les pertes sont moindres dans les campagnes que dans les grandes villes. »
À Paris, avec les scènes de violence répétées, « l’impact sur la restauration a été particulièrement fort. De - 10 à - 15 % en décembre, estime Jean-Philippe Bataille, directeur développement marée chez Transgourmet. Nous n’avons d’ailleurs pas assuré de livraisons certains samedis car les tournées étaient considérées comme à très haut risque. Mais ce qui m’inquiète, c’est que l’image renvoyée par les manifestations fait fuir les touristes. Le retard sur le chiffre s’accumule. Or dans la restauration, le retard ne se refait jamais. »
Au niveau de la grande distribution, pas de rattrapage non plus de la consommation. Auchan estime ses pertes tous rayons confondus sur la période novembre-décembre à 140 millions d’euros. « Le premier week-end, la baisse de fréquentation a entraîné une baisse de 60 % du chiffre d’affaires en moyenne dans nos magasins. Ensuite, c’était plutôt 20 %, mais avec de grosses variations selon les régions ou les villes », explique l’enseigne. Clairement, le blocage d’un entrepôt Auchan de produits d’épicerie à Nîmes - Saint-Césaire pendant près d’un mois a créé dans 80 magasins du sud de la France des ruptures massives dans de nombreux rayons de première nécessité. Dès lors, comment imaginer que même s’il y avait du poisson, les gens viennent y faire leurs courses ? « Un problème, glisse-t-on à Auchan, qui a généré de la casse. Ce qui est regrettable d'un point de vue économique comme environnemental. »
Éviter ou limiter la casse sur les produits fragiles a été un véritable casse-tête pour toute la filière. « Face à l’incertitude des délais de livraison, les retards multiples…, nous avons préféré ne pas faire venir de saint-jacques, produit particulièrement fragile, illustre Bernard Benassy, directeur de la Scapp, centrale d’achat des poissonneries Corail. Cela a généré des baisses de volumes certains. »
Pour lui, mis à part dans les grandes villes comme Toulouse, la fréquentation des poissonneries n’a pas particulièrement baissé. « Autour de Toulouse, il n’y avait pas de problème de vente mais de livraison, qu’il s’agisse de produits d’import ou de nos côtes. »
Difficile dans les débuts du mouvement d’obtenir des informations concrètes, de trouver des routes alternatives avec moins de zones de blocage. « En Bretagne, ce sont les dépôts de carburant qui ont été ciblés, créant des problèmes pour les ramasses chez les petits transporteurs, détaille Peter Samson, secrétaire général de l’Union du mareyage français. À Boulogne, c’est Capécure au départ qui a été bloqué. Les situations et les problèmes à gérer étaient très variés.» « Une fois la Normandie débloquée pour les départs, nous nous sommes rendu compte qu’il serait impossible de livrer l’Italie, tant les manifestations et la mobilisation étaient denses dans le sud. Nous avons dû annuler des expéditions », complète Philippe Vignaud, Pdg de Vivo Group, qui chiffre la perte de marge à 150 000 euros sur son groupe, avec un impact sur les chiffres d’affaires allant de - 4 % pour sa filiale les Produits Côtiers à - 15 % pour Pinteaux-Renet. « D’une manière générale, dès que nous devions emprunter les grandes routes de la logistique marée, c’était compliqué. Lorsque nous pouvions utiliser notre propre flotte, pour l’activité grossiste, c’était plus simple », poursuit le responsable.
Face à la désorganisation des flux logistiques dans les premières semaines, beaucoup ont eu peur des pénalités que pourraient leur infliger les clients : le nombre de litiges a augmenté, certains ont relevé leurs contrôles qualité, pour être sûrs que d’autres ne profitent pas du désordre pour envoyer une qualité inférieure, etc. Bilan : nombre d’acteurs n’ont pas lancé d’expéditions les premiers samedis de décembre. Mais le dialogue s’est vite mis en place entre fournisseurs, transporteurs et clients, pour partager les risques. L’appel de l’Ania, le 3 décembre, aux enseignes de distribution, à considérer que les retards étaient liés à une « situation de force majeure » semble avoir été entendu. « En tant que président de l’Association régionale des industries agroalimentaires de Nouvelle-Aquitaine, je salue les acteurs de la grande distribution qui ont très majoritairement joué le jeu », souligne Laurent Dulau. Une réflexion confirmée par de nombreux acteurs.
À Boulogne, Aymeric Chzran se veut positif : « Entre les autorités portuaires, le préfet, les logisticiens, etc., le travail collectif a payé. Des solutions, qui pourront être réutilisées à l’avenir, ont été mises en place pour permettre aux camions d’effectuer leurs enlèvements et leurs départs. Nous savons comment sécuriser le port de Boulogne en entrée et sortie. »
Dans cette période très compliquée, Laurent Vichard, directeur commercial d’Océalliance, avoue « qu’il y a aussi eu beaucoup de partage de stress », mais lui comme l’ensemble des entrepreneurs saluent le travail de leurs équipes et leur extrême réactivité. Notamment chez les acheteurs, mais pas seulement. Nombre de salariés ont aidé à décharger des camions en retard, dans de beaux élans de solidarité. Les heures supplémentaires ont été nombreuses. Qu’elles s’annoncent défiscalisées pour la suite est une des rares propositions gouvernementales qui semble positive aux yeux des acteurs du secteur. « Une mesure qui est bonne pour les salariés et les employeurs, qu’il faut arrêter d’opposer », insiste Laurent Dulau, qui souhaite un véritable retour au dialogue. Quelques entreprises, déjà fragiles avant la crise, vont solliciter des aides pour garantir leur pérennité. « Nous allons travailler avec le préfet pour soutenir Jeanne Mareyage, qui a perdu près de 100 000 euros à cause des gilets jaunes », indique Bernard Benassy, de la Scapp, qui reste inquiet, comme tout le monde, quant à l’avenir du mouvement.
Texte : Céline ASTRUC - Photos : Thierry NECTOUX
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Laurent Dulau, [nbsp] « En restauration et hôtellerie, l’impact » |
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Laurent Bigot,
« Sur notre activité de grossiste à Melesse (Ille-et-Vilaine), heureusement que nous avons eu de nouveaux clients, sinon la perte serait de 10 % du chiffre d’affaires, avec des précommandes en chute libre jusqu’au 22 décembre. Pour les produits frais, la chute est particulièrement importante, de l’ordre de - 20 à - 25 % pour les hypers placés dans des galeries marchandes et la restauration commerciale. La poissonnerie traditionnelle, notamment sur les marchés, s’y est plutôt retrouvée. Mais on ne peut pas parler de report, puisqu’il y a des pertes. » |