Les troubles musculo-squelettiques dans la filière des produits de la mer, mareyage en tête, demeurent un fléau. Équipements ergonomiques, robotisation et organisation bien pensée peuvent réduire le nombre des arrêts maladie. Reste à investir. Pas toujours simple quand les retours sur investissements sont lointains, confirment Pierre-Yves Le Gall, de la Carsat Bretagne et Gilles Nignon, d’Arbor Technologies.
Propos recueillis par Céline ASTRUC - Photos :Thierry NECTOUX
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Pierre-Yves Le Gall, « Les arrêts liés aux TMS, c’est comme |
Gilles Nignon, « Les arrêts de travail touchent des personnels dont le savoir-faire est précieux. Pour conserver son attractivité, le secteur |
Pdm : Les actions pour réduire les troubles musculo-squelettiques (ou TMS) dans la filière des produits de la mer ont-elles porté leurs fruits ?
Pierre-Yves Le Gall : Il faut du temps. Les dernières études statistiques montrent que les TMS restent plus importants dans la filière des produits de la mer que dans le reste de l’agroalimentaire. Sur 93 établissements de marée bretons, qui emploient 1 100 salariés, la fréquence des accidents de travail et maladies professionnelles est de 89 pour 1000, contre 63 pour 1000 dans l’agroalimentaire. Concrètement c’est comme si 4 établissements de taille moyenne, soit 11,3 salariés, étaient arrêtés toute une année.
Gilles Nignon : Le chiffre est parlant !
P.-Y.L-G. : Le mareyage évolue et se concentre. Un mouvement qui pousse les acteurs à investir un peu plus dans la manutention, l’automatisation des process. Cela participe à la lutte contre les TMS. Néanmoins, la profession n’est pas facile à mobiliser sur le sujet, contrairement aux industriels du poisson qui disposent de services RH, qualité, sécurité et environnement. En Bretagne, nous nous appuyons sur l’Abapp, l’Association bretonne des acheteurs de produits de la pêche, à laquelle adhèrent l’ensemble des mareyeurs, pour mener des actions de sensibilisation. Depuis un an, à la demande d’un médecin du travail de Concarneau, nous avons monté un groupe de travail chargé d’identifier les risques et les solutions d’amélioration des conditions de travail dans les ateliers de marée.
Trois axes ont été retenus. Le premier touche à la question des manutentions des bacs de criées, des glaces. Le second à l’usage des couteaux. 65 % du temps de travail est réalisé couteau en main. Le troisième concerne la question du froid. Récemment, nous avons présenté aux Lorientais des principes d’aménagement des locaux, des systèmes de glaçages, des équipements de protection comme des idées d’organisation d’horaires et de temps de pause. En parallèle, nous avons, et c’est une première, travaillé sur l’univers de la poissonnerie avec cinq établissements volontaires. Objectif : étudier avec des ergonomes les contraintes du métier. Souvent, un bon dimensionnement des étals, l’usage de chariots à roulettes standard, le transport des bacs et la mise à disposition de couteaux qui coupent apportent des réponses simples mais efficaces.
G.N. : Pour les poissonniers mais surtout pour les mareyeurs, clientèle phare d’Arbor Technologies, existent en effet des équipements standard qui permettent de réduire les TMS, en limitant la répétition des gestes pénibles à réaliser par les opérateurs. Or, tables élévatrices, systèmes de lavage ou de retournement de bacs sont accessibles aux petits comme aux grands.
Ce n’est pas forcément le cas des outils de transitique qui conjuguent manutention et automatisation. Il faut de l’espace pour installer un système de convoyage. Sans parler du coût. Il en va de même pour les équipements high-tech développés depuis le début des années 2000 intégrant robotique, vision industrielle, etc. Précieux pour analyser les produits, ils limitent aussi les gestes parasites des opérateurs. Pour réduire les TMS, il faut amener aux opérateurs la matière première à travailler le plus près possible de leur poste de travail et favoriser le départ des produits finis de la façon la plus mécanisée qui soit.
Aujourd’hui, le problème est moins l’équipement que la prise de conscience des patrons comme des salariés, notamment les hommes. À 25 ans, beaucoup ne sollicitent pas leurs collègues pour porter des bacs de 55 kg. Au bout de 20 ans, à force de charroyer poissons, produits finis, coproduits, déchets et glaces, leur dos est brisé. Les arrêts de travail touchent des personnels dont le savoir-faire est précieux. Malheureusement, après l’arrêt, beaucoup ne peuvent plus travailler comme avant. Cela fait peur aux jeunes. Pour conserver son attractivité et son avenir, le secteur se doit de réduire les TMS.
P.-Y.L-G. : C’est un enjeu ! Si le turn-over du secteur est faible, les employés sont âgés. 84 % des salariés interrogés déclarent avoir des douleurs en lien avec leur travail et 69 % prennent des médicaments pour venir travailler. Heureusement, la nouvelle génération de professionnels semble plus ouverte à aborder la question des conditions de travail.
S’équiper est-il onéreux ?
G.N. : Pas au regard d’un an d’arrêt de travail. Pour une table élévatrice, il faut compter entre 15 000 et 30 000 euros. Un investissement à réaliser à un instant T, quand les problèmes se posent dans le temps. Dans les pays nordiques, cette usure des personnels liée à la manutention de charges de 23 ou 25 kg est mieux prise en compte. En France, il faudrait peut-être légiférer.
P.-Y.L-G. : La réglementation pose peu d’obligations, même si avec les nouveaux décrets sur la pénibilité, le chiffre de 15 kg commence à apparaître comme une limite pour le port de bacs. Les employeurs sont responsabilisés : ils doivent tout faire pour garantir la sécurité de leurs salariés. Malheureusement, dans des locaux parfois vétustes, avec des frigos dispersés, dans un métier où l’on peut prendre et reprendre un même bac jusqu’à 7 ou 8 fois pour en travailler le contenu, cela pose problème, si l’on ne dispose pas d’équipement de manutention.
G.N. : Ce temps parasite est évalué à 40 ou 60 % du temps de travail. C’est énorme. Les manutentions génèrent des TMS et n’apportent pas de valeur ajoutée. Elles ne sont rendues obligatoires que pour faire face à l’inorganisation.
Mais je ne suis pas sûr qu’en France, tout soit fait pour responsabiliser les entreprises. Le système mutualise les risques pour celles de moins de 250 salariés. Sur une échelle de 10 ou 15 ans, bien sûr, il existe des corrections de cotisations. Mais ce n’est pas douloureux sur la marge de l’entreprise. Est-il possible alors de prendre conscience de l’enjeu ? Pour sensibiliser les acteurs, on pourrait identifier des seuils de cumul de charges à ne pas dépasser par semaine, y compris dans les rushs et les périodes de haute saison. Dans le nord de l’Europe, les entreprises équipées pour réduire les TMS voient leurs cotisations baisser. Cette « taxe de proportionnalité », incitative, est peut-être plus intéressante que de distribuer des subventions. Même si, depuis 2008-2009, il est clair que les marges du secteur ont fondu et que la capacité d’investissement est réduite au minima.
Les subventions, les aides à l’investissement existent-elles ?
P.-Y.L-G. : Nous y travaillons. Mi-2015, nous devrions signer une convention régionale d’objectifs avec la profession, qui nous permettra de soutenir financièrement des actions. Habituellement ce genre de convention se fait au niveau national. C’est donc une première ! Mais l’activité est très régionale. Au-delà de l’aide financière, la convention permettra de développer des outils spécifiques pour le secteur, conçus pour lui et non pour les produits carnés. Des adaptations sont nécessaires. Prenons les bacs : ils s’emboîtent. Alors même mis à niveau, l’opérateur est obligé de les soulever. La question du glaçage aussi est spécifique.
G.N. : De multiples systèmes de glaçage automatique existent depuis 1980. Les plus avancés adaptent automatiquement, à la lecture de l’étiquette d’expédition, la dose de glace en fonction du poids de la caisse et de la distance de livraison. Selon que le lot s’oriente vers Rungis ou Marseille, le besoin n’est pas le même. Cela évite le gâchis et les manipulations de glace inutiles, bien souvent dangereuses.
P.-Y.L-G. : C’est un poste sensible. À Concarneau, la Socorex a travaillé sur le sujet avec les services de santé de Quimper. Une solution semi-automatisée, qui permet de faire basculer un grand bac de mise en glace classique, a été trouvée.
G.N. : En temps qu’équipementiers, nous avons aussi une part de responsabilité dans les TMS, en ayant trop voulu imposer à nos clients des équipements standard, pas adaptés à leur bourse. Nous aurions dû faire des analyses de la valeur plus pointues. Certaines solutions simples et peu coûteuses peuvent faire avancer le dossier. Sinon, nous pourrions aussi travailler avec les syndicats professionnels sur des « commandes groupées ». Les baisses de coûts pourraient dépasser 30 %. Un investissement de 20 000 euros peut faire hésiter des professionnels qui réfléchiraient à 12 000 euros.
Les outils 3D, présentés au CFIA l’an passé, permettent de tester l’ergonomie des postes et des lignes et donc de lutter contre les TMS. Ont-ils une chance ?
G.N : L’outil est naissant et il faut compter dix ans pour qu’une profession s’en empare. S’il permet de bien se pencher sur l’ergonomie des postes et facilite la compréhension des plans, il s’avère très coûteux s’il n’est pas mutualisé. Aujourd’hui, nous testons l’ergonomie des postes avec un système de « mannequin ». Nous réalisons un prototype de poste de travail avec des chutes d’inox et le testons avec un compagnon. Il n’en coûte pas beaucoup plus que…
P.-Y.L-G. : 1 000 euros ! Un investissement à amortir sur 15 ou 25 ans. On ne change pas un poste tous les jours ! Par contre, via la convention qui permettra de mutualiser des moyens, la 3D a des atouts pour développer des outils métier spécifiques.
G.N. : Le gros du travail pour réduire les TMS consiste à donner aux salariés les moyens de se concentrer sur les tâches à valeur ajoutée. Nous devons proposer des solutions pour supprimer tous les gestes parasites. Le temps de travail « réel » des bons fileteurs, qui concilient rendement matière et « productivité horaire », est précieux. (…) Bien sûr, personne ne peut rester concentrer 7 heures de rang sur la même tâche. Souvent les mareyeurs font tourner leurs équipes sur du parage, du filetage ou du conditionnement.
P.-Y.L-G. : Varier les tâches est important. Mais, vous avez parlé de supprimer les gestes parasites, je préfère le terme « activité à risque », comme la manutention de bacs de 25 ou 30 kg. Si le « geste parasite » consiste à transmettre des documents à un collègue ou à aller chercher sur des chariots les produits suivants, c’est plutôt bon pour les salariés et l’ambiance de travail !
G.N. : Vous avez raison. Et pour concilier ambiance de travail, valorisation des personnels, productivité et réduction des TMS, je crois à l’avenir de la cobotique. Les tâches pénibles et répétitives sont prises en charge par les robots, l’homme les accompagne et les dirige. Pour faire de la barquette poids cible, c’est très utile. Sans robot, cette tâche exige tellement de concentration qu’au bout de 2 heures, des erreurs arrivent. Malheureusement, il est difficile de trouver un robot à moins de 80 000 €. Si le retour sur investissement oscille entre 18 mois et 4 ans, cela reste trop long pour des acteurs qui ont peu de visibilité sur leur avenir et les apports, soumis aux quotas et à la météo. Il est difficile de s’engager.
P.-Y.L-G. : Les mareyeurs ont des contraintes en amont mais aussi en aval. Leurs clients veulent que tout aille vite, ils cherchent des prix et ne sont pas toujours fidèles. Pas facile de s’engager.