Depuis son avènement, l’histoire de l’aquaculture du bar et de la daurade royale est rythmée par les crises. Les producteurs sont de nouveau les victimes des errances du modèle économique hellénique. Cette fois, c’est la chute du géant grec Avramar qui précipite le marché dans le gouffre. Grâce à leur politique axée sur la qualité, les entreprises françaises résistent.
L’histoire n’en finit plus de bégayer : pour la énième fois, une crise en Grèce (principal pays exportateur européen) précipite le marché du bar et de la daurade d’aquaculture dans les affres des cours effondrés, le bar étant plus touché que la daurade. Alors qu’ils étaient respectivement de 6 et 5,5 euros/kg sur le marché italien pour le bar et la daurade portion (300-450 g) lors de l’été 2022, à la mi-juin 2024, ils sont de 4,85 et 5,80 euros/kg. Cette fois, on le doit à la chute du géant Avramar, le plus gros aquaculteur européen.
Surendettés, Nireus et Selonda sont rachetés en 2018 par deux fonds d’investissement – l’un américain, Amerra, l’autre d’Abou Dabi, Mubadala – qui injectent 200 millions d’euros et créent Avramar. En 2020, le groupe absorbe Andromeda et le fabricant d’aliment Perseus. Cette année-là, l’ouragan Gloria et le cyclone Ianos détruisent des installations d’Avramar en Espagne et en Grèce. Et surtout, la pandémie de Covid-19 paralyse l’économie mondiale, entraînant la fermeture des restaurants. Le cours du bar et de la daurade tombe à 3,50 euros/kg. Qu’à cela ne tienne, le groupe continue d’afficher ses ambitions et investit : nouvelles espèces, modernisation des installations, développement de gammes de produits transformés prêts à consommer, croissance verte, etc.
Rattrapé par ses résultats financiers en 2022, le groupe décide de remonter ses prix de vente pour renflouer les caisses et continue les décisions hasardeuses, tant en matière de pratiques aquacoles que d’investissement… alors même que la guerre en Ukraine a éclaté. Avramar subit alors de plein fouet, comme ses concurrents, l’inflation (augmentation du coût de l’énergie, des transports, etc.) et la contraction du marché due à la baisse de la demande.
Début 2023, ses dirigeants se décident à revoir à la baisse leurs prétentions commerciales, alors que le prix de revient est particulièrement haut, notamment en raison du coût élevé de l’aliment qui flambe (lire PDM no 226, p. 56). Avec une demande qui se tasse de 15 % en Espagne, en France et en Italie, les conséquences sur la trésorerie sont abyssales. Les premières rumeurs s’alarment de l’état financier désastreux du géant aquacole. Les dirigeants nient farouchement et continuent la communication positive…
En septembre 2023, acculé par ses fournisseurs qui refusent de livrer sans paiement anticipé, Avramar sollicite une rallonge bancaire. Les tractations durent des mois. Pour générer des liquidités, le groupe déstocke massivement, notamment des petits poissons. Parallèlement, la valse des dirigeants (trois P-DG en trois ans !) et des cadres dans les services stratégiques – notamment aux achats – désorganise le groupe.
Début 2024, les banques mandatent Deloitte pour estimer la société et procéder à sa vente. Une entreprise norvégienne (dont le nom n’a pas été révélé) dénombre les poissons dans les cages. Une opération indispensable à l’estimation et rendue nécessaire en raison du climat sulfureux qui entoure le groupe, soupçonné, outre d’avoir dissimulé ses difficultés financières, de surestimer la valeur de son stock.
Fin avril, les unités espagnoles d’Avramar Iberica (12 000 tonnes de bar et daurade, 30 % du groupe) obtiennent des banques l’approbation de leur plan de restructuration. Cet accord prévoit le maintien des lignes de crédit (39,5 millions d’euros sur quatre ans) et le réétalement des prêts. En revanche le site d’Acuícola Marina, à Burriana, fermera.
Un appel d’offres a été lancé pour trouver un repreneur pour les sites grecs. Six offres ont été faites en première intention. Parmi les noms qui ont circulé : Cooke, Biomar… Le 28 juin, trois fonds d’investissements ont été retenus pour la seconde phase : l’un espagnol, Atitlan, Aqua Bridge (Dubaï) et Diorasis, actionnaire majoritaire de Philosofish, le deuxième groupe aquacole grec.
Mi-juillet, on ignorait le nom du repreneur final et même la date à laquelle il serait connu, les dates butoirs de soumission de projet ayant été repoussées. On ignore même si la cession se fera selon le schéma actuel (vente du groupe) ou à la découpe… On ne sait pas non plus si le groupe pourra commercialiser des poissons dans les années à venir, des incertitudes planant sur sa capacité à mettre en route de nouvelles productions et à nourrir les poissons pendant leurs 12 à 18 mois de grossissement. Dernière inconnue, et non des moindres : la reprise se fera-t-elle en reprenant la dette ou en l’« oubliant » ?
À l’heure où nous écrivons ces lignes, Avramar comprend 72 fermes de bar, daurade royale, maigre et pagre, 10 écloseries, 3 unités de fabrication d’aliment, 3 entreprises de transformation, 12 unités de conditionnement… et 356 millions d’euros de dettes (des chiffres plus pessimistes font état de 493 millions d’euros, en incluant les dettes fournisseurs). Les outils de production ont été évalués à 303 millions d’euros et les stocks à 24 millions d’euros. Le dernier comptage, mi-juillet, estimait cependant le stock de poissons à 45 000 tonnes. Le groupe emploie 1 600 salariés.
Les Français résistent
Sur ce marché aux cours parfois complètement déconnectés des prix de revient et déstabilisé par une monnaie faible en Turquie (premier producteur mondial), les Français résistent. Profitant d’une accalmie de près de 10 ans sans crise majeure, ils ont tout misé sur la qualité. Un pari risqué et un cap difficile à tenir quand on subit un manque à gagner dû à la pandémie de Covid-19, à l’inflation post-invasion de l’Ukraine et à l’emballement des prix de l’aliment. « On sent les effets de l’inflation sur le pouvoir d’achat et ça peut être compliqué quand on est positionné sur les grandes tailles (600-800 g)… Cependant, on sent une reprise, avec une vraie aspiration à la qualité depuis avril. Et on espère bien un effet Jeux olympiques », constate Philippe Riera, président du groupe Gloria Maris. « La qualité, la traçabilité et l’ultra-fraîcheur nous permettent de vendre 2 à 3 euros au-dessus du prix des producteurs grecs ou turcs. Nos produits sont commandés et livrés en 24 à 48 heures contre 3 jours au moins depuis la Grèce et 5 depuis la Turquie », appuie celui qui vend la majeure partie de ses poissons à la restauration hors foyer (45 % des volumes). Avec un aliment qui représente 50 % du prix de revient, plus cher lorsqu’il répond aux cahiers des charges permettant les certifications (ASC, bio, Label Rouge) et utilisé pour nourrir un poisson qui croît plus longtemps, le pari sur l’ultra-niche est osé. Mais indispensable, puisque les producteurs hexagonaux ne peuvent ni miser sur le volume, ni sur des coûts de production équivalents à ceux de leurs concurrents méditerranéens. Et ils semblent récompensés par la confiance de leurs clients « qui ont compris notre situation et accepté que l’on relève un peu nos prix » et par l’image produit lorsqu’il s’agit d’exporter vers des pays à la recherche de premium (États-Unis). La filière va aller jusqu’au bout de sa logique, puisque le Cipa (Comité interprofessionnel des produits de l’aquaculture) a, lors de son assemblée générale fin juin, annoncé la création d’une marque pour distinguer l’aquaculture française. Son logo sera dévoilé à l’automne.
Des crises à répétition qui affectent le marché
- 2001-2002 : surproduction grecque et avènement de la Turquie. Les prix passent de 5,75 à 3,75 euros/kg pour le bar et de 5 à 2,75 euros/kg pour la daurade (taille 300-450 g). L’industrie aquacole grecque se concentre.
- 2008-2011 : crise des subprimes. Pour y faire face et générer du cash, les producteurs grecs augmentent les volumes. Il en sera de même pour les producteurs turcs qui, en 2012, produisent autant que l’Union européenne dans son ensemble. Les cours s’effondrent de nouveau. Nouvelle concentration de l’industrie grecque.
- 2019 : dévaluation de la livre turque de 10 %. Krach en 2021. Chute vertigineuse de la monnaie en 2023. Nouvelles concentrations en Grèce.
- 2020-2024 : pandémie de Covid-19, guerre en Ukraine et inflation ; chute d’Avramar.
Une nouvelle concession pour Aquafrais Cannes
Obtenir une nouvelle concession aquacole est une gageure, qu’Aquafrais Cannes a réussie. L’entreprise qui conduit un projet de refonte totale de la ferme, dirigée par Jérôme Hémar, a décroché son AOT (autorisation d’occupation temporaire). Si le site d’exploitation bouge, c’est pour rejoindre des eaux plus profondes : « Ce qui permettrait d’avoir la même densité de poissons mais sur une colonne d’eau plus haute, en épargnant la posidonie, une herbe marine protégée. Le tout en améliorant les conditions de travail. Nous faisons le pari d’un produit de qualité, livré en 24 heures grâce à notre maîtrise de la logistique, local et élevé sur un site exceptionnel », explique-t-il. Car si les cages, moins nombreuses mais plus grandes et plus profondes, changent de localisation, elles restent en baie de Cannes. « Il n’y avait pas eu de nouvelle autorisation depuis 25 ans, c’est un signal positif pour l’aquaculture française », se réjouit-il. Il espère ainsi, à terme, doubler sa production pour atteindre 1 200 tonnes par an. Le nouveau site devrait être opérationnel au printemps 2025.
Marielle MARIE