Entre la crise de la consommation et celle des apports, c’est toute la filière francilienne qui doit s’adapter, de Rungis aux poissonniers et restaurateurs.
« Quand j’ai commencé ma carrière, il y avait plus de 70 grossistes au pavillon marée du MIN (marché d’intérêt national, NDLR) de Rungis. Aujourd’hui, ils sont moins de 20. » Voilà comment Bruno Gauvain, secrétaire général du syndicat des grossistes du pavillon marée de Rungis (« pavillon A4 » pour les intimes), résume la concentration qui s’est opérée ces dernières années. Ingrid Cano, référente Île-de-France de l’Organisation des poissonniers-écaillers de France (Opef) est attristée par ce phénomène, mais aussi par la baisse de fréquentation du pavillon. « J’ai connu Rungis qui grouillait, regrette-t-elle. Mais aujourd’hui c’est mort ! Depuis la crise sanitaire liée au Covid-19, le pavillon s’est vidé avec la fermeture d’entreprises, mais aussi car beaucoup de poissonniers se font livrer. » Pour Pascal Mousset, président du Groupement hôtellerie-restauration (GHR) Paris et Île-de-France, « le A4 est devenu davantage un hub logistique qu’une place de marché. La concentration des grossistes permet de maintenir leur rentabilité, qui reste fragile, et les restaurateurs se font livrer. Il y a un problème de recrutement en personnel formé dans nos restaurants, surtout sur les produits bruts. Les grossistes de Rungis proposent maintenant des services et de la transformation à façon qui répondent aux besoins des restaurateurs. » Stéphane Reynaud, membre du comité de direction de Maison Reynaud, abonde et y voit également un positionnement stratégique : « Cette demande des restaurateurs nous permet de développer davantage nos services et de proposer des produits compétitifs à haute valeur ajoutée, comme du tartare de thon ou du carpaccio de gambas. »
Le A4 face aux changements de consommation
« Le marché souffre de la baisse de consommation, constate Rodolphe Ziegler, directeur de Demarne. Le marché est en régression sur tous les métiers, nos clients le subissent. Les produits de la mer sont chers et ne sont pas des produits prioritaires dans les achats des consommateurs. » Chez Maison Reynaud, qui mobilise davantage le marché premium, la crise est moins palpable. « Nous sommes présents sur de nombreux segments de vente, explique Stéphane Reynaud. La restauration asiatique est davantage en difficulté à cause des prix du saumon, mais la restauration haut de gamme se porte très bien. Finalement, nous nous y retrouvons sur les volumes. On observe une détente récente sur les prix des huîtres et des crevettes, par exemple, et la saint-jacques ne s’est pas envolée. » Pour Bruno Gauvain, « le prix est bien sûr un frein à la vente, mais est-ce qu’une baisse ferait revenir le consommateur ? Je n’en suis pas si sûr. Les habitudes de consommation ont changé après la crise sanitaire ».
En revanche, la poissonnerie traditionnelle subit cette déconsommation de plein fouet. « Beaucoup de consommateurs n’ont pas les moyens d’acheter mes produits, se désole Ingrid Cano. Je vends de la bouffe, ça me fait mal au cœur de voir des consommateurs se priver. Il y a aussi des habitudes qui se perdent chez les jeunes, ils ne savent pas cuisiner le poisson entier et n’ont pas de quoi en acheter. » Les grossistes de Rungis s’adaptent, proposent des produits préparés pour répondre aux attentes de la filière et de la consommation parisienne, livrent leurs clients… « Mais le modèle du A4 comme place de marché est-il encore pertinent ? », s’interroge Rodolphe Ziegler.
Vincent SCHUMENG